Quel est ce "je" qui dit : "je suis libre" ?
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Il s'agit d'une interrogation non pas seulement sur la liberté, mais sur ce "je" qui dit "Je suis libre".
C'est une interrogation sur le sujet,
c'est-à-dire sur le "je" en tant que source de ses actes, qu'il a une responsabilité et une identité clairement assignables.
Le problème
posé est celui de la constitution d'un sujet, et des illusions que celui-ci peut avoir.
Sur cette question, deux thèses s'opposent : - d'une
part, le "je" qui dit "je suis libre", ce serait l'homme social, conscient de soi et de sa propre liberté, responsable de ses actes (thèses de
Descartes, de Rousseau) ; - au contraire, le sujet, et la liberté du sujet, seraient des illusions créées par des puissances oppressives
(Nietzsche, Marx, notamment).
Ainsi ce "je" qui dit "je suis libre" serait précisément celui qui est oppressé.
Michel Foucault a montré dans
son Histoire de la sexualité (dans le "souci de soi") que la constitution du sujet comme concept était intimement liée avec des univers
d'oppression.
Ainsi on aurait l'apparition de la liberté à travers celle de l'affirmation d'un sujet, précisément quand il y a oppression.
Le
"je" qui parle doit-il nécessairement faire partie d'une société, être un citoyen, ou pose-t-il sa liberté comme une négation d'autrui ? Quels
sont les rapports entre conscience de soi et liberté : les animaux sont-ils libres ? Le "je" qui dit "je suis libre", c'est celui qui s'affirme
comme une singularité : il ne peut pas affirmer son existence en tant que personne sans s'affirmer comme source de ses décisions et de
ses actes.
L'affirmation de la liberté est donc intimement liée à l'affirmation du "je" ; elle serait même son fondement.
Introduction
Le fait est que notre conscience, telle qu'elle se manifeste naturellement, nous donne régulièrement une sensation de liberté.
Nous avons
le sentiment de penser et de faire ce que nous voulons librement.
Si cet état de fait ne peut être contesté, on peut se demander si un tel
sentiment, qui n'est pas de l'ordre de la raison, saurait fonder une singularité de notre personne en tant que "je" .
Il faudra donc répondre
aux questions suivantes : qu'est-ce qu'être un "je" pour un être humain ? Ce "je" de la personne humaine peut-il se prétendre libre ? Sur
la base de la réponse à cette question, nous en examinerons simultanément une seconde : la conscience peut-elle manifester une autre
forme que celle du "je" ? Et cette autre forme est-elle susceptible de liberté ?
I Un "je" inconditionné, comme transcendant la nature du monde : Rousseau et Husserl
-Rousseau : la conscience est fondamentalement sentiment de liberté (Emile ou de l'Education).
C e "je" se définit par cette conscience
comme un individu privilégié, échappant aux limites du monde empirique, qu'expérimente l'entendement, par un lien direct et
inconditionné à Dieu.
Le "je" humain est donc ce lien intime à la divinité, lien qui prend la forme du sentiment moral : il est donc
fondamentalement une expérience particulière, mystique, non substantielle par son statut de sentiment.
-Husserl : si l'on souhaite renoncer à cette similarité d'expérience avec Dieu, et donc doter le "je" d'une
autonomie constitutive de lui-même il faut penser ce "je" en lui-même, comme structure nécessaire par
elle-même.
Ce "je" humain est donc cette unité fondamentale de la structure de l'existence de l'homme
: unité personnelle de la conscience qui lie le sujet à son monde.
Le "je" prétendant à la liberté est
donc ce "je" comme condition m ê m e d e possibilité, logiquement antérieur au monde (Méditations
cartésiennes).
II Production illusoire d'un "je" inconditionné : Spinoza et Freud
-Spinoza : dans l' Ethique, remise en question de cette primauté du sentiment de liberté du "je".
Pour
Spinoza, c'est l'effet d'une confusion : le "je" libre est une illusion humaine qui provient d'un manque
d e connaissance rationnelle, et en même temps masque ce dernier.
Il faut en revenir à une
connaissance rationnelle de notre état ou non de liberté, c'est-à-dire analyser la chaine causale qui
détermine notre état de conscience et notre état du corps.
Notre être est-il capable de fonder une cause
en soi, indépendante du déterminisme qui régit le rapport entre les êtres créés par Dieu ? La réponse
de Spinoza est non, tout "je" légitime est donc un "je" absolument déterminé.
-Dans Le ça et le moi, Freud ramène le "je" conscient à un compromis avec le fond pulsionnel du ça,
sous l'autorité d e l'instance du Surmoi.
Dès lors, le "je" n'est pas susceptible d e revendiquer
légitimement sa liberté.
Seulement, la connaissance rationnelle de ce "je" ne peut réduire cette fausse
prétention, contrairement à ce que pensait Spinoza.
C e que l'homme découvre avec Freud, c'est la
détermination du "je" par des pulsions inconscientes.
Mais Freud va plus loin que Spinoza : là où
Spinoza pensait que connaître la détermination supprimait l'illusion d e liberté du "je", Freud nous
prévient que cette connaissance rationnelle n'empêchera pas le "je" de se poser comme libre : celui-ci se présente donc comme une
illusion nécessaire de notre existence.
III Illusion et responsabilité du "je" : Kant et Nietzsche
-Kant a conscience de ce caractère illusoire du "je" : il se découvre empiriquement déterminé, tout en s'expérimentant naturellement
comme libre.
Mais pour lui, cela ne le condamne pas à demeurer dans l'illusion : la détermination peut se surmonter par l'épreuve morale
de l'universalité.
De cette façon, le "je" qui se dit libre spontanément se dote d'une responsabilité morale, qui assume ces déterminations
mais les fonde pratiquement en les confrontant à l'exigence d'universalité (Critique de la raison pratique).
Dès lors, le "je" qui dit "je suis
libre" ne peut être qu'un "je" universalisé et moralement responsable.
-Nietzsche ne pense pas que cette universalisation soit légitime.
Pour lui, un "je" universalisé est une nouvelle illusion, qui redouble celle
de liberté : illusion d e liberté + illusion d e singularité.
Nietzsche pense que l'universel ne peut fonder aucun "je" réel : tout "je" s e
prétendant comme libre est par-là même non libre, illusionné sur sa réelle nature.
Le choix que pose Nietzsche est clair : soit le "je", soit
la liberté.
La liberté ne peut se découvrir qu'au sein d'une contestation du "je", un "je" pluriel nouveau issu de la multiplicité des instincts
qui nous composent et qui s'expriment dans notre existence (Par-delà bien et mal).
Conclusion
- Tout "je" qui se prétend comme libre ne peut être qu'un "je" illégitime, s'illusionnant sur sa réelle nature.
-Si l'on veut maintenir une conception substantielle et consciente du "je", il faut accepter la conclusion d'une détermination psychologique
de celui-ci, et de l'irréalité de son unité et de sa liberté.
-Articuler ces deux propositions, c'est définir un "je" susceptible de liberté.
Le "je" libre est le "je" pratique, qui tend à la conscience sans
s'achever encore en un moi "conscient".
Le "je" ne peut donc se dire libre, mais peut se faire libre : il est donc forcément inconscient, en
devenir, pluriel car non encore unifié et reconnu par les catégories de notre conscience, celle-ci qui nous permet de dire "c'est bien moi".
Le "je" libre est donc ce processus incessant de changement de nous-mêmes..
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