Pourquoi la justice doit-elle etre "rendue" ?
Extrait du document
«
Dans l' Ethique à Nicomaque , Aristote distingue (livre V) trois espèces de justice.
La première est la justice commutative : elle repose
sur l'égalité arithmétique (un échange est juste lorsque les services ou les biens échangés ont strictement la même valeur).
La seconde
est la justice distributive : elle s'applique à la répartition des biens et des honneurs au sein de la cité (cette répartition est fondée sur
les mérites, on parle ici d'égalité géométrique).
Enfin, la justice corrective proportionne les sanctions à la gravité de la faute.
Elle est
fondée sur un jugement établissant une proportion entre l'intention de l'accusé et la réalité de son acte.
L'expression « rendre la justice » signifie que la justice fait l'objet d'une formulation, d'un jugement oral ou écrit.
Se demander
pourquoi la justice doit être rendue implique donc de se demander pourquoi la justice nécessite l'intervention d'un homme, d'un groupe
d'homme, ou d'une instance, pour être formulée, c'est-à-dire, sur quoi la justice est fondée pour que ses arrêts puissent être
promulgués.
Encore faut-il savoir à quelle justice nous faisons référence.
Commutative ? Distributive ? Corrective ? Nous poserons donc la question
des fondements de la justice en prenant garde à distinguer rigoureusement entre les différents sens que nous pouvons donner au
terme de justice.
I.
a.
Quels sont les fondements de la justice commutative ?
Le fondement de la justice commutative est l'égalité arithmétique
Nous commencerons par étudier la justice commutative.
C elle-ci, comme nous l'avons posé en introduction, repose sur l'égalité
arithmétique.
Il ne s'agit pas d'établir une équivalence arbitraire entre un bien et un paiement, un service et une rétribution, qui
jaugerait l'une par rapport à l'autre en fonction d'une norme.
Mais il s'agit d'une rigoureuse égalité entre le bien offert et le paiement
donné en échange.
En ce sens, le modèle de la justice commutative est sans doute la rétribution d'un travailleur aux heures comptées :
une fois fixée la valeur d'une heure de son travail, l'égalité arithmétique impose que sa rémunération soit égale à son nombre d'heures
de travail.
b.
La justice distributive doit être rendue car elle nécessite un jugement garantissant l'identité de la valeur des biens échangés
Mais ce type de justice ne laisse pas de poser des problèmes importants : comment établir l'équivalence entre des marchandises et des
services de natures différentes ? Comment assurer qu'il existe une stricte égalité arithmétique entre ces biens et ces services
hétérogènes ? Ce type de justice doit nécessairement être « rendue », en tant qu'elle requiert absolument un jugement qui établisse
l'égalité de la valeur des biens et des rétributions.
Reprenons notre exemple de tout à l'heure : tout le problème réside dans la
définition de la valeur d'une heure de travail pour telle catégorie sociale, puisque c'est en fonction de cette définition que le travail sera
rémunéré.
Marx dirait qu'une heure de travail a une valeur égale à la quantité de travail social que cette heure permet de reproduire.
Par conséquent, la justice commutative doit être rendue, car elle requiert un jugement établissant l'égalité des services ou des biens
avec leurs rétributions (notamment pécuniaires).
II.
a.
Quels sont les fondements de la justice distributive ?
Le fondement de la justice distributive est l'égalité géométrique
Au contraire de la justice commutative, le fondement de la justice distributive est l'égalité géométrique.
Il ne s'agit pas de donner à
tous la même chose, mais de donner à chacun en fonction de son mérite.
Celui qui aura plus travaillé recevra plus, l'élève qui aura
fourni le plus d'efforts sera mieux considéré (mieux rétribué socialement par ses professeurs, en quelque sorte) que celui qui sera
parvenu aux mêmes résultats sans difficultés.
b.
La justice distributive doit être rendue car elle nécessite un jugement évaluant les mérites
Le fondement de ce type de justice correspond à une norme située en dehors de la réalité.
En effet, il faut que le mérite soit
socialement institué comme une valeur pour qu'un jugement intervienne et rétribue chacun en fonction de lui.
La justice distributive doit
être rendue à deux niveaux distincts mais successifs.
D'une part, il faut qu'un jugement social, moral, intervienne pour instituer le
mérite comme une valeur.
Puis, dans un second temps, il faut qu'un jugement soit rendu pour que les individus, pris séparément,
reçoivent un paiement, une récompense, en fonction de leurs mérites.
La justice distributive doit être rendue, car elle requiert
successivement un jugement de valeur et un jugement évaluatif.
III.
a.
Quels sont les fondements de la justice corrective ?
Le fondement de la justice corrective est à chercher dans les mœurs nationales et la jurisprudence
Quel est le fondement du troisième type de justice défini par Aristote, soit la justice corrective ? Celle-ci établie une proportion entre
une faute et un jugement.
Mais il fau bien voir que cette proportion dépend entièrement des mœurs nationales, et nullement d'une
norme universelle.
En effet, le marquis de Sade dans ses œuvres exprime bien la relativité du crime selon les nations.
Dans Aline et
Valcour, ou le roman philosophique Sade montre des crimes épouvantables dans le royaume de Butua, qui y sont impunis, alors que
leur châtiment serait l'exil dans la société utopique de Tamoé.
Par conséquent, le fondement de la justice corrective n'est pas
transnational, mais dépend des valeurs socialement acceptées au sein d'une nation.
b.
La justice corrective doit être rendue car elle nécessite un jugement évaluant la proportionnalité des crimes et des peines
La forme la plus archaïque de la justice corrective est la loi du Talion : elle implique une stricte équivalence entre les crimes et les
peines encourues et sa maxime est le célèbre précepte « œil pour œil, dent pour dent ».
Mais par delà cette conception primitive, nous
pouvons dire que la justice corrective nécessite un jugement qui établisse une proportionnalité entre le crime et la peine.
Ce n'est pas
la même chose, en effet, de tuer quelqu'un avec préméditation ou sous l'emprise de l'alcool.
Cette proportionnalité des crimes et des
peines a été prônée par le philosophe Italien C esare Beccaria à la fin du XVIIIème siècle dans son Traité des délits et des peines .
Ce
type de justice doit donc être rendu, c'est-à-dire, faire l'objet d'un jugement, dans la mesure où un juge doit nécessairement établir la
peine proportionnelle au type de crime qui a été perpétré.
Pour ce faire, il doit s'appuyer sur la jurisprudence et le code en vigueur
dans son pays, puisqu'il n'y a pas de norme universelle en fonction de laquelle ce rapport entre crime et châtiment pourrait être jugé.
Conclusion :
Quel que soit le type de justice envisagé, la justice doit être rendue, c'est-à-dire, faire l'objet d'un jugement de la part d'une institution.
Malgré l'altérité des fondements (fondements arithmétiques, géométriques ou moraux) la justice n'est jamais une stricte équivalence
qui s'imposerait d'elle-même à tous les actants de la vie sociale.
Au contraire, la justice requiert un jugement évaluatif ou normatif pour
répondre équitablement aux attentes de chacun..
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