Popper
Extrait du document
Il n'y a aucun doute que la prise de conscience que l'homme
est un animal et que le désir de nous voir faire partie de la nature
soient l'argument philosophique fondamental en faveur du déterminisme
laplacien et de la théorie de la fermeture causale du Monde 1. Je crois
que la raison est juste; si la nature était entièrement déterministe,
le royaume des activités humaines le serait aussi. Il n'y aurait, en
fait, aucune action, mais tout au plus l'apparence d'actions.
Mais
l'argument opposé est également solide. Si l'homme est libre, au
moins en partie, la nature l'est aussi; et le Monde 1, physique, est
ouvert. Et il y a toutes les raisons de croire que l'homme est libre,
du moins en partie. Le point de vue opposé – celui de Laplace – mène à
la prédestination. Il conduit à l'idée que, il y a des billions
d'années, les particules élémentaires du Monde 1 contenaient la poésie
d'Homère, la philosophie de Platon et les symphonies de Beethoven,
comme une graine contient la plante; il mène à l'idée que l'histoire
humaine est prédestinée et, avec elle, toutes les manifestations de la
créativité humaine. Et la version de la théorie quantique est tout
aussi mauvaise. Elle fait de la créativité humaine une question de
simple hasard. Il y a sans doute un élément de hasard. Cependant, la
théorie selon laquelle la création d'oeuvres d'art ou de musique
peut, en dernière analyse, être expliquée en termes de chimie ou de
physique me paraît absurde. Dans la mesure où la création musicale peut
être expliquée, elle doit l'être, au moins en partie, en faisant
intervenir la structure, les lois et les contraintes internes qui
jouent un rôle si important dans la musique et dans tous les phénomènes
du Monde 3 – lois et contraintes dont l'assimilation et parfois le
refus sont d'une très grande importance pour la créativité des
musiciens.
Ainsi, notre liberté, et surtout notre liberté de créer
est soumise clairement aux restrictions des trois Mondes. Si Beethoven,
par quelque infortune, avait été sourd de naissance, il ne serait pas
devenu compositeur. En tant que compositeur, il soumit librement sa
liberté d'inventer aux restrictions structurales du Monde 3. Le Monde
3, autonome, fut celui où il fit ses découvertes les plus grandes et
les plus authentiques, libre qu'il était de choisir son chemin, comme
un explorateur dans l'Himalaya, mais étant aussi limité à la fois par
le chemin choisi jusque-là et par les suggestions et les restrictions
internes du nouveau monde ouvert qu'il était en train de découvrir.
Popper