Peut-on vivre sans tuer ?
Extrait du document
«
Discussion :
La question posée pourrait induire une réponse évidente, c'est-à-dire qu'objectivement on peut vivre sans tuer.
Mais indirectement,
l'homme par sa présence est incité à tuer tout d'abord pour se nourrir, et ensuite car son existence entraîne la mort d'une faune
microscopique, mais qui peut être considérée comme une population meurtrie de par l'agressivité des hommes dans le monde.
De plus
il faudrait prendre le sens du mot tuer dans un contexte bien plus métaphorique et qui s'apparenterait plus à une destruction
psychologique.
I.
Première partie : Homme ou animal ?
L'homme étant en partie un carnivore, il va presque de soi qu'il est obligé de tuer pour vivre.
Ainsi, l'on pourrait considérer qu'il est
même nécessaire pour l'homme de tuer pour sa propre survie.
Seulement, l'homme étant omnivore, et donc pouvant se nourrir de
tout, on pourrait s'attendre à ce qu'il ait utilisé sa conscience pour échapper à cet instinct charognard.
Car si un guépard n'a pas de
conscience et ne peut donc pas comprendre ni mesurer son acte, ce n'est pas le cas des hommes, qui eux peuvent, grâce à la
conscience se représenter la cruauté que nécessite leur besoin de viande.
Il semble donc que le choix des végétariens aille dans le
sens de la prise de conscience par l'homme de son instinct meurtrier mais aussi de sa volonté de ne plus appartenir au monde des
bêtes.
Ainsi tuer, pour se nourrir apparaît comme un acte instinctif et animal : à l'inverse, l'homme ne cesse de se proclamer différent
des animaux par son intelligence, et cependant il n'arrive pas à l'utiliser à bon escient.
Car le plus important ici, c'est que l'homme a le
choix, et que la décision qu'il prend se fait donc de plein gré.
Si tuer des animaux n'est pas moralement réprouvé, tuer d'autres hommes l'est tout à fait.
Pourtant, si l'on excepte le cas de la
maladie mentale qui fabrique le meurtrier, l'agressivité est présente chez tous les êtres, et l'instinct de meurtre fait partie des pulsions
primordiales : « Je suis persuadé que s'il ne restait que deux hommes au monde, le plus fort n'hésiterait pas une minute, à défaut de
suif pour frotter ses bottes, à tuer son unique compagnon afin d'en prendre la graisse.
» Schopenhauer, Arthur
II.
Seconde partie : Un processus de vie
Le verbe « tuer » heurte à première lecture car il renvoie à l'idée de l'homicide, or, bien nombreux sont ceux qui peuvent s'exclamer
que jamais ils ne se livreront à cette dernière extrémité.
Pourtant, tuer peut prendre une signification plus subtile si l'on considère que
la vie s'inscrit irrémédiablement dans un processus de mort.
Un grand compteur électronique a été installé dans un musée qui permet
de voir s'afficher en temps réel les naissances et les décès à travers le monde : quand on observe ce tableau on prend conscience que
l'on naît en tuant, c'est-à-dire que la vie est un perpétuel combat contre l'autre.
Il suffit de songer à ce qui se passe avec l'ovule et les
spermatozoïdes : une seule cellule sera sélectionnée et les autres vouées à l'élimination.
La vie est conquête sur l'autre dans une
rivalité impitoyable, dans l'affirmation de soi, dans la résistance d'un plus fort peut-être.
Mais surtout le fait de tuer renvoie à la prise de conscience d'une nécessaire altérité : « Autrui comme autrui se révèle dans le "Tu ne
commettras pas de meurtre" inscrit sur son visage.
» Levinas, Totalité et Infini, 1961.
Le constat affreux que fait l'homme est qu'il n'est
ni seul, ni tout puissant, l'existence d'autrui met fin à sa revendication suprême, d'où son envie homicide comme moyen de reconquérir
le pouvoir absolu.
III.
Troisième partie : Un meurtre psychique
Mais évidemment le sujet doit s'entendre sous une forme plus symbolique : en se référant au meurtre du père, la psychanalyse affirme
que le sujet prend place dès l'instant qu'il ose s'affranchir de la loi paternelle.
Toute vie adulte s'établit sur la mise au ban de la mère et
du père, sur la prise de distance à l'égard des parents ou des tuteurs.
Un jour, il faut donc savoir se construire en éliminant.
"Beaucoup
de penseurs...
se sont plaints de la facilité avec laquelle nous sommes disposés, ne tenant aucun compte de la prohibition du meurtre,
à supprimer mentalement tout ce qui se trouve sur notre chemin." Freud, Au-delà du principe du plaisir, Essais de psychanalyse.
Cette étape décisive dans l'accès à une existence autonome se répète sous des formes diverses dans de multiples expériences
sociales.
L'élève doit tuer le pédagogue, l'esclave doit tuer le maître, l'employé doit tuer le patron : dans de nombreuses circonstances
qui mettent l'individu dans une forme de dépendance, vient un moment où cette dépendance doit être liquidée, sans quoi elle avilit.
« Pendant le sommeil, [...] la partie bestiale et sauvage [de notre âme] ne craint pas d'essayer, en imagination, de s'unir à sa mère, ou
à qui que ce soit, homme, dieu ou bête, de se souiller de n'importe quel meurtre [...]; en un mot, il n'est point de folie, point
d'impudence dont elle ne soit capable.
» Platon, La République, Ive s.
av.
J.-C.
Comme l'accomplissement strict de l'acte est prohibé, le
sujet a recours à une forme de substitution sous la forme onirique ou imaginaire (que de meurtres dans les oeuvres d'art !).
Conclusion :
« ...
la philosophie est l'Hercule qui seul peut combattre les monstres moraux et intellectuels sur terre.
» Aphorismes sur la sagesse
dans la vie (1851) Schopenhauer.
Tuer est donc la tentation commune, elle trouve sa répression sous la forme de la loi, sous la forme
aussi de l'accès à la sublimation qui permet que l'assouvissement direct des pulsions soit détourné au profit de réalisations plus hautes..
»
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