Peut-on regarder la mort en face ?
Extrait du document
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Regarder la mort, qu'est-ce regarder au juste? Sa propre fin? Mais cela ne ressemble à rien, cela n'a pas de figure.
On peut s'imaginer comment nous allons mourir, de quelle manière, mais tout cela sont des épisodes qui précèdent la
mort.
Nous pouvons regarder la série des instants d'agonie ou de sommeil calme qui assure le passage entre la vie et
la mort, mais jamais la mort en elle-même.
Epicure disait lui-même, pour illustrer cette impossibilité de se représenter
la mort: « quand elle est là, je ne suis pas, et tant que je suis elle n'est pas là ».
Regarder sa propre mort en face,
c'est donc impossible, car alors nous ne voyons rien.
Bien que le « rien », le néant, ce soit précisément ce qu'est la
mort par rapport à l'être: dans la mort, je plonge dans le rien, dans le néant.
Mais ça non plus je ne puis me le
représenter: on ne peut se représenter le néant, notre conscience se portant toujours sur quelques objets effectifs.
Si je n'imagine rien, je me représente toujours quelque chose, même si ce n'est qu'une couleur, du noir par exemple.
Cela nous fait expérimenter la positivité de la pensée, en ce sens qu'elle n'est jamais au niveau zéro de la
représentation, et encore moins au niveau négatif.
La pensée a besoin de quelque chose, d'un « ti » comme disent
les grecs, sur lequel s'appuyer.
Voir la mort est donc impossible, ce n'est même pas voir un « rien ».
Alors que resteil? La mort des autres: ce que je vois de la mort, c'est la mort des autres, cette mort que je vis comme une perte
ou un simple fait divers touchant un anonyme qui attire à peine mon regard dans les rubriques nécrologiques.
Mais
de toute évidence, regarder la mort des autres ne nous proposent pas une solution pour mettre terme à cette
cécité thanathologique.
C'est toujours l'autre mourant que je vois, car une fois mort, il n'est plus qu'un cadavre: je
n'ai pas accès à ses expériences subjectives d'alors si tenté qu'il y en ait, et je ne vois qu'un reste biologique inerte
qui m'informe du point de vue anatomique mais guère plus.
De plus, si c'est la mort de l'autre que je regarde, alors je
ne la regarde plus en face, puisque c'est une perspective dont seul celui qui meurt jouit.
Comment donc se figurer
cette grande absente qui pourtant nous scandalise toujours autant?
I.
Comment vouloir obtenir les aveux d'un muet
Nous nous heurtons sans cesse à cet aspect inconnaissable de la mort.
Le logos, ce discours rationnel, est
d'habitude loquace, et pourtant il ne parvient pas à aborder cet autre côté de la rive d'où aucune lumière n'émet.
La
mort est foncièrement biface, pourrions nous dire.
D'un côté, elle est un phénomène naturel qui touche tout être
vivant: la gérontologie étudie ces pas de l'être humain vers le terme de sa vie.
Le corps n'assume progressivement
plus les fonctions nécessaires et minimales garantes de sa persévération dans son être-corps.
C'est ici l'aspect
biologique du phénomène, celui que le vieillard observe sur lui-même, assis devant la fenêtre d'une maison de
retraite, celui que le biologiste étudie d'une point de vue cellulaire, celui que le médecin légiste constate, après
coup, dans une mort douteusement légale.
Mais ce phénomène, dans sa nécessité, son obligation naturelle, oublie
de nous dire quelque chose qui nous semble pourtant essentiel: qu'y a-t-il après ce passage du point de vue du
vécu? Ce grand blanc du point de vue de la connaissance renvoie au deuxième aspect de la mort: un phénomène
méta-empirique.
Ce mot jargonnant et barbare ne signifie rien de plus que quelque chose dépasse le simple point de vue phénoménal,
empirique, dans la mort.
Nous ne sommes du reste que comme des papillons autours de la flamme d'une bougie
contraint de se brûler irrémédiablement les ailes pour percer le mystère de son intériorité.
Nous ne savons rien de la
mort tant que nous ne sommes pas mort, et une fois mort, nul retour pour en informer la surface.
Quelque chose
dépasse donc le simple aspect phénoménal, comme une réponse que nous attendons désespérément et qui ne
viendra jamais.
Ce quelque chose échappe à l'oeil physique, il ne voit rien d'autre devant le silence du cadavre que
sa pâleur et sa rigidité.
Aucun aveu donc, et l'on est bientôt tenté de parler à sa place, en un double sens.
Parler fort tant que nous
sommes vivant, pour être sourd, pour oublier cette fin inéluctable, s'en distraire.
C'est ce Pascal appelle le
divertissement, une position qu'il ne condamne pas tant elle est naturelle.
D'un autre côté, nous parlons pour
combler ce grand blanc métaphysique de la mort.
Les mythes sont ainsi une manière d'investir ce blanc, de lui
donner un sens.
Aussi ne nous informent-t-il pas tant sur la mort en elle-même que sur la manière dont les hommes
l'accueillent.
Ils permettent à l'homme d'épouser sa forme invisible, de s'y installer en faisant ce qu'il y a de plus
proprement humain: donner du sens au chose.
Si la mort ne nous donne rien à voir, elle fait parler.
Le logos s'imitie à
tâtons sur des terres qu'ils ne peut atteindre, condamner à ronger les grillages de la grande frontière.
II.
Entre fuite et EMR
La mort ne nous dit rien, alors nous parlons à sa place: que ce soit pour la fuir, où encore s'imaginer le contenu des
pensées de ceux qui posent le premier pas sur son seuil.
Mais peut-être que ces deux discours se rejoignent.
L'humanité n'a jamais eu de cesse de projeter sur ce grand vide, ses propres histoires.
Imaginons-nous auprès de
Socrate dans le Phédon, avant qu'il ne porte la coupe de cygüe à ses lèvres: il est confiant, lui qui s'est tant
entraîné à mourir, il n'est habité par aucune peur.
Philosopher, c'était déjà pour lui mourir au sensible.
En effet, il
s'agissait de s'extraire progressivement de ce tombeau corporel appartenant au monde sensible, ce monde
changeant, irrégulier et en proie à la corruption, à la dégradation.
La doctrine platonicienne tente d'accéder à ce
monde transcendant, ce monde modèle dont toutes réalités s'inspirent.
Après la mort, le philosophe obtient alors ce qu'il veut pour Platon: il se détache du corps, et son âme voyage entre
jugement et noble destinée auprès des dieux.
Les mythes sont donc des signifiants sans référent: disons qu'ils ne
renvoient à rien de concret, d'existant.
Ils tentent de boucher un grand vide qui, malgré sa quotidienneté, angoisse.
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