Aide en Philo

Peut-on penser sans images ?

Extrait du document

« Comment obtenir des choses un savoir suffisant pour extraire du monde les données qui nous permettent de l'utiliser ? Par l'abstraction, l'esprit veut saisir, pratiquement ou scientifiquement, la structure intime des choses, par-delà leur apparence.

En philosophie, il s'agit de penser par concepts et de découvrir les articulations du réel (Platon, Phèdre, 265 e).

Mais l'autonomie de la raison est-elle totale ? La vision claire des constituants intimes de l'Être universel comme du particulier implique-t-elle un saut de l'esprit hors du sensible et de l'imagination ? L'image n'est-elle qu'un décalque, une copie, une chose seconde ? La pensée ne doit-elle pas participer au monde avant de pouvoir l'expliquer ? â–º La philosophie veut échapper à l'influence de l'imagination. • L'idéal de la pensée, c'est l'accès à l'Être même sans l'intermédiaire des images qui le gâtent et l'obscurcissent.

Platon (République, VII) dénonce l'effet d'écran que produisent les images : celles-ci sont comme des ombres d'objets inconnus que la lumière d'un feu projette sur la paroi d'une Caverne.

Les hommes qui se plaisent à leurs évolutions flottantes et imprévisibles sont des prisonniers que des chaînes empêchent de se retourner pour voir d'où proviennent ces formes obscures.

Le cheminement du philosophe est comme une remontée vers le feu, source de la mise en scène, jusqu'à l'éblouissement d'une autre lumière, solaire et invisible.

La stratégie philosophique implique ainsi un combat contre les techniques du semblant que pratiquent sans vergogne les sophistes : prestiges de l'art, rhétorique de la flatterie, obsession de la persuasion.

La rigueur de la pensée implique de savoir « dissimuler », c'est-à-dire, non pas cacher, mais apprendre à distinguer l'être du paraître.

« Alors que la simulation [sophistique], dans l'excès de ses ressemblances, redouble le Même à l'infini, la dissimulation [philosophique], dans le défaut de la semblance, dédouble le Même pour en atteindre l'altérité secrète » (J.-F.

Mattéi, L'étranger et le simulacre, Ed.

PuF, p.

321).

Questions, ironie, dialectique, sont un emploi du langage qui le désavoue en faveur de l'Être. La métaphysique est tension vers l'Un.

A l'âme (qui est une, malgré la diversité de ses puissances) appartient à la fois l'aptitude à se tourner vers la matière (par le désir, la technique, etc.) et la capacité à se convertir à l'Un par la voie des choses intelligibles ; elle s'inscrit dans le schéma de la « procession », qui associe un mouvement de descente et une propension ascendante à se tourner vers l'origine de tout être (Plotin, Ennéades, IV, 4, 16).

L'imagination (faculté de synthèse comme la mémoire), l'opinion et la raison discursive correspondent à un type de fonction « intermédiaire » : la prise de conscience par l'âme de son existence dans le corps.

Les enjeux sont cruciaux, puisque l'âme est et devient ce dont elle se souvient (ibid., IV, 4, 3).

Mais l'âme n'est pas condamnée à se faire le miroir de son activité sensible (ibid., IV, 3, 30), elle est capable de penser sans image (ibid., I, 4, 10).

L'art lui-même n'est beau que par la forme idéale présente en l'âme de son créateur, et non par les formes matérielles où il prend place (ibid., V, 8, 1).

La vocation essentielle de la pensée est anti-imaginative. Enfin, on associe l'imagination à la naissance des préjugés.

Ainsi Descartes établit-il une généalogie de l'erreur : de nombreuses pensées naissent durant l'enfance, c'est-à-dire à une époque d'immaturité de la raison et de prééminence des sensations du corps sur la volonté spirituelle : alors, « notre âme était si étroitement liée au corps, qu'elle ne s'appliquait à autre chose qu'à ce qui causait en lui quelques impressions » (Principes de la philosophie, I, 71).

L'indistinction du corps et de l'esprit commande un régime de pensée incapable d'une vision objective, et où les sentiments d e douleur et de plaisir sont plus déterminants que la considération attentive des propriétés inhérentes aux choses.

Une pensée adolescente, plus soucieuse d'utilité, n'en juge pas moins qu'il y a « plus ou moins de réalité en chaque objet, selon que les impressions » qu'il cause lui semblent « plus ou moins fortes » (il y aurait, par exemple, plus de réalité dans la pierre que dans l'eau ; l'air en paraîtra dépourvu tant qu'il n'y a pas de vent).

Les préjugés de cette sorte sont la cause d'une physique fantaisiste, car, même en corrigeant, par raison, nos erreurs passées, « nous ne saurions nous défaire de cette imagination » (ibid., 72). De là vient aussi que nous parlons sans penser, que souvent nous manions les mots sans rien concevoir. Toute conception implique l'imagination. Il paraît difficile, cependant, d'écarter complètement l'imagination de l'activité cognitive.

Le même Platon, qui écrit que la vision de l'esprit gagne en acuité quand celle des yeux s'affaiblit (Banquet, 219), fait un usage fréquent du mythe, qui instaure des relations entre les membres de la réalité universelle, et qui, comme Éros, sert de médiateur entre les hommes et les dieux.

« La fonction paradoxale du mythe consiste à briser [le] mutisme du commencement qui, d'emblée, échappe aux hommes, et à leur transmettre la parole des dieux pour déployer la figure du monde en sa totalité » (cf.

la naissance du cosmos dans le Timée, 29 d) (J.-F.

Mattéi, Platon et le miroir du mythe, Ed.

PUF, p.

1-2).

Pour affirmer ce qui est, il faut s'en faire de manière fidèle le reflet et adopter la forme spéculaire, différente de la réflexion spéculative du logos.

« Alors que l'énoncé mythique est essentiellement de l'ordre de l'audition, et donc du temps, son inscription dans l'écriture comme la figure cosmique qu'il évoque relèvent de la vision (theoria), et donc de l'espace.

Le paradoxe essentiel du mythe platonicien qui [...] était destiné à être lu à haute voix, tient ainsi à ce que sa lecture laisse entendre qu'il donne à voir la présence de l'origine : et l'oeil du corps, qui ne voit que le visible, laisse insensiblement la place à l'oeil de l'âme qui écoute la leçon de l'invisible » (ibid., p.

6).

Le mythe est la poésie imaginative sans laquelle l'appel de la raison reste sans effet. C'est pourquoi Aristote esquisse une différence entre imagination seconde (représentative) et imagination première (productrice).

« L'âme est d'une certaine façon tous les êtres » ; la connaissance est d'une certaine manière les connaissables, et la sensibilité, les sensibles. Plus précisément, « ce n'est pas la pierre qui est dans l'âme, mais la forme ».

Les intelligibles sont donc présents dans les formes sensibles : « c'est pour cela que, si l'on ne sentait rien, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre ; et que lorsqu'on pense (theorei) il est en même temps nécessaire de contempler (theorein) quelque phantasme » ; les phantasmes sont comparables à des sensations sans matière (De l'âme, III, 8).

L'imagination est ainsi conçue, de manière autonome, comme une puissance par laquelle l'âme juge et connaît, loin d'être un simple écho de la sensation.

Les produits de l'imagination sont, pour la plupart, faux (ibid., III, 3) : c'est une preuve (paradoxale) qu'elle relève d'une spontanéité ; involontaire (comme dans le rêve), mais aussi volontaire, dans le processus d'abstraction, par exemple « dans le tracer d'une figure » géométrique ; et il n'est pas possible de « penser sans le temps ce qui n'est pas dans le temps » (De la Mémoire, 449 b - 450 a).

La discrimination du vrai et du faux qui relève de la raison discursive suppose, comme activité abstractive donc en soi ni vraie ni fausse, celle de l'imagination. La science moderne tire parti des possibilités « eidétiques » de la pensée figurative : arts de la mémoire, constructions utopiques ; l'expérience opérative doit souvent prendre appui sur un espace de visualisation qui facilite le va-et-vient entre la détermination abstraite des phénomènes (par des algorithmes) et le concret qualitatif.

« L'imagination scientifique [...] élabore mentalement un objet qui tient lieu de réel et sur lequel il sera plus aisé de mettre en oeuvre des démarches d'intellection » (J.-J.

Wunenburger, Philosophie des images, Éd.

PUF, p.

235).

Par exemple, les métaphores de l'espace baroque et l'imaginaire maniériste contribuent à l'élaboration des hypothèses cosmologiques de Copernic et de Kepler.

En mathématiques, les images passent au second plan lorsque le raisonnement reconstitue après coup sous une forme logique une solution déjà découverte ; mais la recherche effective use « des secours de l'imagination » : « Il faut que l'image forge une véritable idée corporelle de la chose, afin que l'entendement puisse en même temps se tourner au besoin vers les autres conditions de cette chose » (Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, XIV).. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles