Peut-on haïr la vérité ?
Extrait du document
«
Il s'agit ici de s'interroger sur notre rapport à la vérité.
Peut-on haïr la vérité, autrement dit, peut-on lui vouer une aversion telle qu'on se mette alors à la considérer comme une sorte d'ennemie qu'il faut combattre ? Au demeurant, " haïr la
vérité " n'a pas de sens.
Nous ne pouvons que constater la vérité lorsqu'elle se manifeste à nous et la reconnaître en tant que telle en raison de son évidence, sa clarté et sa distinction.
Mais il est cependant possible de ne pas aimer ce que la
vérité nous oblige parfois à regarder en face et surtout, refuser d'abandonner une croyance rassurante liée à une opinion ou un désir.
Demandez-vous alors si cela constitue une attitude rationnelle.
Ne faut-il pas tout au contraire aimer la vérité
? N'est-ce pas la seule façon de l'accepter lorsqu'elle se présente ?
Il est dans la nature de l'homme de haïr ce qui lui fait peur
a.
Le refus de la vérité
Dans le mythe de la caverne décrit par Platon, un homme accède progressivement à la vérité en sortant de la caverne, puis revient vers ses compagnons qui, eux, ignorent la vérité :
« - Et s'il lui fallait de nouveau juger ces ombres et concourir avec les prisonniers qui n'ont jamais quitté leurs chaînes, pendant que sa vue est encore confuse et avant que ses yeux ne se soient remis et accoutumés
à l'obscurité, ce qui demanderait un temps assez long, ne prêterait-il pas à rire et ne diraient-ils pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce n'est même pas la peine de tenter
l'ascension ; et, si quelqu'un essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils pussent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
- Il le tueraient certainement, dit-il.
»
Platon, La République, Livre VII.
Dans son allégorie de la caverne (La République), Platon montre à quel point la vérité peut être douloureuse : le prisonnier que l'on extrait de la caverne n'en sort pas volontiers, car il
s'était habitué au défilé des images trompeuses qu'il contemplait sur le mur.
Une fois à l'extérieur, le soleil l'éblouit ; et lorsqu'il est ramené vers ses anciens compagnons, ceux-ci
accueillent d'abord son discours avec incrédulité ou moquerie : eux non plus ne tiennent pas à mettre en cause ce qu'ils admettent.
Il n'en reste pas moins que la vérité est affirmée comme le but de la réflexion : l'atteindre est un véritable devoir, quels que puissent être les efforts à accomplir pour la découvrir et la
diffuser.
C'est qu'elle nous promet des connaissances en prise sur le monde et que, de la sorte, elle nous garantit des comportements plus efficaces en même temps que des satisfactions
spécifiques pour l'esprit.
On peut toutefois s'interroger sur la capacité qu'aurait la vérité de nous apporter le bien-être.
En fait, sa quête, souvent longue et difficile en elle-même, implique que l'on soit toujours
prêt à renoncer à ce qui était admis ; de ce point de vue, elle suppose un dynamisme de la pensée, que l'on peut cependant désigner aussi de façon plus négative comme une instabilité
de principe.
Pour l'esprit en quête du vrai, rien n'est à considérer comme définitivement stable, et l'image que nous avons du monde est sans cesse à reconstruire ou à modifier.
Il n'est
pas étonnant, dans de telles conditions, que la révélation du vrai suscite des résistances, ou même des craintes.
Ainsi, le passage du géocentrisme à l'héliocentrisme s'est aussi soldé par
une mentalité nouvelle, soulignant la façon dont l'homme était devenu bien peu de chose relativement à la totalité de l'univers.
S'attacher au vrai, c'est donc risquer une permanente inquiétude, la perte de repères traditionnellement admis, la chute des « voiles » qui enjolivaient le monde.
La vérité désenchante,
parce qu'elle s'oppose aux mythes, aux récits légendaires, aux pseudo-sciences ; elle nous offre du monde une version privée de toute résonance subjective, avec laquelle nous ne
pouvons plus être en sympathie.
L'homme a peur de la vérité qu'il ne connaît pas.
b.
La connaissance de la vérité implique-t-elle son approbation ?
Découvrir une vérité, telle que « la terre est ronde », implique que l'on était dans l'erreur jusque là et cette vérité peut donc entrer en compétition avec les systèmes de pensées en
vigueur.
Ainsi, le progrès scientifique, tel que l'idée que la terre est ronde, peut nier les dogmes religieux.
La peur de la vérité devient refus et prend la forme de la mauvaise foi.
Ainsi, Freud a recensé ce qu'il a appelé « les trois humiliations » subies par l'homme (Introduction à la psychanalyse moderne) :
1.
Humiliation cosmologique avec Copernic, la terre n'est plus le centre du monde.
2.
Humiliation biologique avec Darwin, l'homme ne provient plus de l'homme, n'est pas le descendant d'Adam, mais le produit d'une évolution
3.
Humiliation psychologique avec Freud : l'homme n'est pas le maître de lui-même, son psychisme lui échappe.
à L'homme a peur de la vérité qu'il connaît, parce qu'elle remet en question la cohérence
- de son système de pensée
- de la société (du rôle de l'Église par exemple).
La peur de penser conduit à la haine de la vérité
C'est par faiblesse, par lâcheté, qu'un esprit peut en venir à haïr la vérité.
Par là même, il se fuit lui-même et fuit une réalité qu'il est incapable de regarder en face.
" La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les a depuis longtemps affranchis d'une direction étrangère (naturaliter
maiorennes) (1), demeurent pourtant leur vie durant volontiers mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs.
Il est si confortable d'être mineur.
Si j'ai un livre qui
a de l'entendement à ma place, un pasteur qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n'ai alors bien sûr nul besoin de m'en donner
moi-même la peine.
Il ne m'est pas nécessaire de penser, du moment que je peux payer; d'autres se chargeront bien pour moi de ce travail fastidieux.
Que de loin la plus grande part des
hommes (et parmi elle, la totalité du beau sexe) tienne, outre le fait qu'il est pénible à franchir, pour également très dangereux le dernier pas vers la majorité, c'est ce dont s'avisent ces
tuteurs qui, très aimablement, ont pris sur eux d'exercer leur haute bienveillance sur ces hommes.
Après avoir, d'abord, rendu stupide leur bétail domestique, et avoir soigneusement pris
garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire un seul pas hors du parc (2) où ils les ont enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace si elles essaient de marcher
seules.
Or ce danger n'est pas si grand qu'il paraît, car, moyennant quelques chutes, elles finiraient bien par apprendre à marcher ; mais le moindre exemple d'une telle chute les rend
cependant timides et les dissuade de faire une nouvelle tentative.
"
(1) naturellement majeurs.
(2) chariot où l'on installe les enfants qui ne savent pas encore marcher.
POURQUOI LA MINORITE ?
Au cours de ce second aliéna, la pensée de Kant se fait à la fois plus précise et surtout plus cynique et plus polémique.
En effet, si dans le premier mouvement du texte, le philosophe allemand
définissait de façon générale les " Lumières " et incriminait la " lâcheté " des hommes abdiquant leur conscience à des directeurs de conscience, dans ce passage, il met au jour l'affairement de ces
derniers à abêtir leurs ouailles et dénonce les mécanismes pervers d'un tel processus à travers l'image d'un jeune enfant apprenant la marche.
Pour tenter de comprendre les mécanismes de l'aliénation, de la sclérose intellectuelles du " grand nombre ", du peuple, Kant commence cet extrait par en repérer la double structure, la bipolarité.
D'abord, nous l'avons brièvement souligné déjà, c'est la " paresse " c'est-à-dire la propension au repos sans travail préalable et la " lâcheté " c'est-à-dire la pusillanimité sans honneur qui sont causes efficientes de l'obscurantisme dans
lequel se complaît et duquel se repaît la majorité voire la quasi-totalité des hommes.
Etat de fait d'autant plus scandaleux et en un sens désespérant que les hommes sont depuis longtemps en capacité d'utiliser leur propre entendement à
leur " propre compte ".
Effectivement, ces hommes ne sont ni affligés des tares de l'idiotie pas plus qu'ils ne souffrent de débilité congénitale.
Ils sont capables en droit de faire usage de leur raison propre.
Mais, en fait, se laissent asservir
par quelqu'uns qui n'ont sur eux nulle supériorité naturelle sinon un ascendant social et factuel qu'ils consentent bien de quelque manière à leur accorder.
Telle est donc la première cause de l'état de minorité : paresse pusillanime.
Or, une seconde cause explicative vient affermir et compléter ce processus d'aliénation de tous par quelqu'uns.
On l'aura compris, la minorité appelle et facilite l'emprise des maîtres sur leurs esclaves, des tuteurs sur leurs élèves, des rois
sur leurs sujets comme le troupeau bêlant et apeuré appelle la protection du berger.
Soulignons que dans cette première phrase, Kant impute la responsabilité principale de cet état de fait à la première cause et la seconde vient comme finaliser, compléter le processus.
En effet, si les hommes avaient le courage de penser par eux-mêmes, nul ne viendrait le faire à leur place !
Mais, " il est si confortable d'être mineur " ajoute plaisamment Kant.
Effectivement quoi de plus sécurisant que l'infantilisme prolongé..
»
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