Peut-on être vertueux ou bon naturellement
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«
Peut-on être vertueux naturellement ?
Introduction.
— Il est des naturels heureux avec lesquels il fait bon vivre : délicats, ils ne blessent jamais leurs
compagnons d'existence ; compréhensifs, ils ne s'offusquent pas des manques d'égards dont ils peuvent être l'objet ;
modestes, ils ne cherchent pas à briller aux dépens des autres...
Ils se distinguent par des vertus qui les font rechercher.
Mais peut-on dire que ces vertus leur sont naturelles et qu'ils sont naturellement vertueux ? Peut-on être vertueux
naturellement ?
Pour répondre à cette question, qui d'ailleurs concerne moins le fond des choses que la manière dont nous en parlons,
nous consulterons l'usage, lequel fait loi en la matière.
Commençant par le mot vertu, nous nous demanderons s'il y a des
vertus naturelles.
D'après la réponse faite à cette question, il sera ensuite facile, semble-t-il, de dire si l'on peut être
vertueux naturellement.
I.
— Y A-T-IL DES VERTUS NATURELLES ?
Alain, convaincu que l'on ne saurait trop réfléchir sur le langage, revenait volontiers au mot « vertu » pour remonter à son
étymologie : «virtus », qui dérive de «vir » (l'homme, par opposition à la femme).
Mais il ne suffit pas d'être un homme « vir
», pour posséder ce que l'on appelle « virtus », la force morale, le courage.
D'autre part, les hommes « viri » n'en ont pas
l'exclusivité : il est des femmes qui, sur ce point, l'emportent sur le plus grand nombre d'entre eux et se montrent
remarquablement viriles, c'est-à-dire courageuses.
De cette observation nous pouvons conclure que, dans l'humanité, le
courage n'est pas nécessairement lié à la nature particulière du mâle : l'étymologie nous suggère seulement qu'il passe
pour plus commun dans le sexe masculin que dans le sexe féminin.
Mais qu'il s'agisse de l'homme ou de la femme, la question reste intacte : le courage et plus généralement la vertu sont-ils
naturels ?
Le théologien traite des vertus surnaturelles, dans lesquelles la grâce divine entre comme composante.
Mais le
psychologue, lui, se situe sur un autre plan, le plan de la nature, et pour lui, toutes les vertus sont, en ce sens, naturelles.
Or c'est en psychologue que nous devons répondre à la question posée.
Nous n'y répondrons pas sans quelques
réserves.
Dans l'usage courant, en effet, appliqués à l'homme, « nature » et « naturel » désignent ce qu'il a en lui de commun avec
les animaux : essentiellement l'organisme, qui entre dans le programme des sciences dites « naturelles » et avec
l'organisme, le vouloir-vivre qui lui est essentiel.
Sont dites « naturelles », dans ce sens, les tendances dérivées du
vouloir-vivre, tendances avec lesquelles on naît, qui précèdent l'action éducative comme l'usage de la raison, et qui, chez
l'adulte, subsistent en marge des conduites réfléchies, prêtes à reprendre la maîtrise des débuts de la vie.
Ce que l'on
dénomme « naturel », dans ce contexte, c'est donc le comportement spontané que déterminent l'attrait du plaisir ou un
réflexe aveugle.
Dans cette acceptation des mots « nature » et « naturel », la vertu n'est pas naturelle : elle consiste, au contraire, à
réagir contre la nature et ses impulsions spontanées.
C'est particulièrement le cas du courage qui, à s'en tenir à
l'étymologie, est la vertu par excellence et qui conditionne bien d'autres vertus : devant un grave danger, l'homme est
naturellement porté à fuir ; pour l'affronter, il faut réprimer cette tendance à la fuite.
Le courage et les vertus qui le
supposent ne sont donc pas naturels.
Toutefois nous venons de parler de vertus qui n'exigent pas un grand courage ni, au sens premier du mot, une grande
vertu.
Ce sont précisément ces vertus dont nous disions en commençant qu'elles font le charme des relations humaines :
modestie, amabilité, politesse, complaisance...
Plus passives qu'actives, ces vertus ne demandent pas une grande force
morale ; c'est précisément parce qu'ils manquent d'une force de ce genre que certains individus sont incapables de
heurter les autres et se montrent si accommodants.
On le voit, ces vertus sont naturelles, au moins dans une grande
mesure.
Sans doute, l'éducation a pu les développer, mais l'éducation ne réussit que sur un terrain préadapté : l'amabilité
d'une nature rude reste toujours empreinte de rudesse ; pour être parfaitement aimable, il faut l'être, sans effort,
naturellement.
Aussi ces vertus qui n'exigent pas beaucoup de force sont-elles méprisées par ceux qui voient dans la force la valeur
suprême, tel Nietzsche qui fait dire à son prophète : « Aujourd'hui, les petites gens - sont devenus les maîtres, ils
prêchent tous la résignation, et la modestie, et la prudence, et l'application, et les
égards, et les longs ainsi de suite des petites vertus.
(...) .
Surmontez-moi, hommes
supérieurs, les petites vertus, les égards pour les grains de sable, le fourmillement
des fourmis, le misérable contentement de soi, le bonheur du plus grand nombre ! »
(Ainsi parlait Zarathoustra, éd.
Mercure de France, p.
417-418.)
A s'en tenir au langage commun également, ces « petites vertus » n'impliquent pas
ce qu'on entend par la vertu.
Toutefois il n'en reste pas moins qu'on les considère
comme des vertus véritables.
En conclusion : les vertus qui supposent lutte contre
la nature ne sont évidemment pas naturelles ; mais il en est qui ne la supposent
pas, en sorte qu'il y a des vertus naturelles.
Nous devrions maintenant être à même de répondre à la question qui nous est
posée..
»
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