Peut-on être heureux sans travailler ?
Extrait du document
«
A première vue, la réponse à la question « peut-on être heureux sans travailler ? » peut nous apparaître
relativement aisée à donner.
En effet, les sèmes attachés à l'idée de travail (c'est-à-dire l'ensemble des activités
accomplies par l'homme pour produire des biens et des services en contrepartie desquels il est rémunéré) sont
généralement liés à la souffrance : le travail est effort, pénibilité, une contrainte nécessaire, un mal dont on se
passerait bien.
Par conséquent, la question qui nous occupe peut même nous apparaître dépourvue de fondement :
on peut être heureux sans travailler, puisque travail et bonheur s'opposent radicalement.
En effet, le bonheur peut être défini avec Albert Camus comme « l'accord d'un homme avec la vie qu'il mène ».
Arrêtons-nous un instant sur l'extrême pertinence de cette définition : en effet, elle est compatible avec la pluralité
des définitions subjectives que chaque homme peut donner à la félicité.
Le bonheur d'un homme n'est pas celui d'un
autre, le seul lien entre leurs bonheurs respectifs est que ni l'un ni l'autre ne serait disposé à échanger le sien contre
celui d'autrui.
Ainsi, pour reprendre et développer la définition du bonheur par Albert Camus, nous pouvons dire que
le bonheur est l'état d'un homme en accord avec la vie qu'il mène, c'est-à-dire le sentiment que sa vie correspond à
ses valeurs et aux attentes purement subjectives qui sont les siennes par rapport à l'existence.
Poursuivant l'étude des rapports du travail et du bonheur, nous pouvons dire que malgré l'extrême pluralité des
réquisits du bonheur, le travail est nécessairement exclu de ces réquisits.
Il parait, en effet, comme nous l'avons dit
au début de cette introduction, que le travail, étant associé à l'idée de contrainte et de souffrance, ne saurait être
pour personne une condition suffisante ni nécessaire à son bonheur.
Il est tout au plus un mal nécessaire, que
chacun se doit d'éprouver pour persévérer dans l'existence.
Mais c'est sans doute ce présupposé qu'il nous faut renverser : loin de n'être que l'expression d'une contrainte
d'autrui sur moi-même, ou d'une nécessité impérieuse sur le cours de ma vie, le travail peut être considéré comme
un moyen de réalisation de l'individu, par lequel il prête une signification à sa vie et trouve une place dans la
société.
Loin d'être une contradiction dans les termes, la question « peut-on être heureux sans travailler ? » est au
contraire parfaitement pertinente.
En effet, le travail autrement entendu que nous ne le faisions au début de cette
introduction n'est nullement antinomique avec le bonheur.
Cependant, il faudra prendre garde à ne pas idéaliser le
travail, c'est-à-dire à en faire une condition universellement nécessaire à l'expérience du bonheur.
Car, nous le verrons, si l'on ne peut à proprement parler être heureux sans travailler, encore faut-il que le travail
soit épanouissant pour que nous puissions être heureux en travaillant.
I.
Travail et bonheur : une antinomie fondée ?
a.
Une contradiction dans les termes
A première vue, le travail semble intrinsèquement incompatible avec le bonheur.
Il n'est besoin que de considérer
l'étymologie du mot : « travail » vient en effet du latin tripalium, qui désigne d'abord un appareil formé de trois pieux
servant à maintenir les chevaux difficiles pour les ferrer, puis un instrument de torture.
Ceci nous amène donc à
considérer le travail comme une activité intrinsèquement et nécessairement pénible, qui ne saurait contribuer au
bonheur de personne – à moins qu'il ne prive de bonheur tous ceux qui travaillent.
A la question « peut-on être
heureux sans travailler ? » nous commencerons par répondre que non seulement on le peut, mais qu'il est même
indispensable de ne pas travailler pour être heureux.
b.
Otium et negotium
Allant plus loin, nous pouvons méditer les exemples tirés de l'antiquité.
Hannah Arendt, dans son ouvrage « Condition de l'homme moderne » nous rappelle en effet que durant l'antiquité
romaine, les maîtres se déchargeaient sur leurs esclaves du fardeau du travail, c'est-à-dire de la nécessité d'entrer
dans le cycle de production et de destruction nécessaires à l'existence (le travail se distingue en effet pour H.
Arendt de « l'œuvre » et de « l'action » : de « l'œuvre » car il n'a aucune pérennité ; de « l'action », car l'action
modifie la configuration de la réalité par l'enchaînement des causes et des effets, alors que le travail n'est qu'une
productions de biens périssables, préalable à leur consommation et à leur reproduction, un éternel
recommencement).
Les maîtres se réservaient ainsi les activités du « negotium » (ou « loisir ») comme l'art, la
philosophie, la politique, alors que les esclaves étaient rivés aux travaux de « l'otium » (c'est-à-dire le travail).
Cet
exemple nous permet donc de confirmer ce que nous avions avancé jusqu'ici : on peut être heureux sans travailler,
mais pour être plus exact, il vaut mieux dire que l'absence de travail est la condition nécessaire au bonheur.
II.
Pourquoi il est impossible d'être heureux sans travailler
a.
Le bonheur fugitif du parasite
Cependant, si nous quittons le cadre de pensée d'une société esclavagiste comme l'était la société romaine, pour
nous tourner vers notre époque, et nos sociétés modernes, nous changerons sensiblement de point de vue.
En
effet, imaginons un instant un individu qui ne travaille pas : alors se pose la question de sa subsistance.
Soit il n'a
aucune ressource : et sa misère ne peut être synonyme de bonheur.
Soit il tire les biens nécessaires à son
existence d'autrui : alors il s'agit d'un parasite (« Le parasite » est le titre d'un essai de Michel Serres, paru chez
Grasset en 1982).
Or, le parasite est celui qui vit aux dépens des autres, qui est donc inutile à la société, et à qui la
société n'accorde en échange aucune estime.
Par conséquent, le bonheur du parasite, bonheur indolent et
irresponsable, ne saurait qu'être fugitif : le sentiment de son inutilité sociale, sinon de son caractère néfaste, lui
interdit d'être en accord durable avec sa propre existence (définition même du bonheur).
Il est donc impossible
d'être heureux sans travailler, car le travail est indispensable à la survie, et les secours que l'on reçoit d'autrui sans.
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