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PEUT-ON DIRE QUE LE VRAI EST CE QUI RÉUSSIT ?

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« Le vrai fait problème depuis les débuts de la philosophie : il s'agit non seulement de le découvrir, mais, plus radicalement, de le définir, de savoir en quoi il consiste.

Peut-on dire que le vrai est ce qui réussit? En apparence, cette formule aurait au moins l'avantage d'une certaine simplicité, d'un côté «réaliste» ou « terre à terre». Puisque le désir de vérité est interne à l'exigence de connaissance humaine, et puisque cette dernière concerne en particulier le monde extérieur, la «réussite» apparaît d'abord comme un critère adapté au monde, puisqu'il implique la possibilité d'une vérification par la pratique, par les faits, de toute proposition ou élément de savoir.

Cette référence au réel», à l'empirique, coupe court aux difficultés classiques des définitions métaphysiques du vrai. Toutefois, on peut aussitôt faire deux remarques: 1) La définition proposée exige une définition antérieure de la « réussite ».

Si l'on conçoit celle-ci comme venant simplement sanctionner toute tentative d'application d'un savoir au réel, on se heurte à un argument sceptique : il se peut que l'application de ce que je crois vrai produise le résultat prévu, mais rien ne peut me garantir que ce résultat n'est pas en fait produit par une autre causalité qui reste secrète; 2) si l'on admet par hypothèse qu'est vrai ce qui réussit, on constate que la réciproque n'est pas soutenable: une action peut être efficace sans impliquer la connaissance de la vérité.

On est de ce point de vue obligé d'affirmer un écart de nature entre le comportement empirique et le savoir théorique.

(Voir sujet 9, texte d'Alain, partie I.) La quête la plus rigoureuse du vrai, telle qu'elle a lieu dans la science, est en fait indifférente à la réussite. Ce que l'on nomme vérité formelle, exigée dans les systèmes hypothético-déductifs, se définit par une cohérence interne, de nature strictement logique et fondée sur des a priori choisis par la raison, qui n'a rien de commun avec les problèmes d'application au réel.

Si un esprit peut estimer qu'il réussit à résoudre un problème de mathématiques, on voit mal comment affirmer que la vérité mathématique s'éprouve dans son ensemble grâce à sa réussite : que «réussit»-on en mathématiques? Uniquement à faire des mathématiques. Quant aux vérités matérielles que cherchent à élaborer les sciences de la nature, leur «réussite» ne peut se mesurer qu'à leur capacité d'expliquer des phénomènes et non à l'ensemble de leurs applications efficaces : ces dernières peuvent se faire attendre longtemps (en astrophysique par exemple) et il convient de bien distinguer, dans ce domaine, la réussite d'une expérience qui vient en effet confirmer la validité d'une hypothèse, de ce que l'on s'autorise parfois à nommer l'efficacité globale du savoir accumulé dans un domaine scientifique.

Cette efficacité concerne les applications ou retombées du savoir, la façon dont il est ensuite utilisable pour obtenir tel ou tel résultat — mais non le savoir en lui-même. Il est incontestable que l'univers techno-scientifique dans lequel nous évoluons accorde aux procédures d'application une importance de plus en plus marquée.

Mais on ne saurait ramener la recherche scientifique à n'être rien de plus que ce qui prépare ces applications.

S'il devient de plus en plus difficile de s'en tenir à une simple opposition entre science et technique tant les relations entre les deux domaines sont dialectiquement complexes, cette difficulté ne justifie pas que la science soit conçue comme finalisée par ses applications. La définition proposée montre encore davantage son insuffisance pour peu que l'on s'interroge sur ce que peut être la vérité d'un système philosophique.

La célèbre Onzième Thèse sur Feuerbach de Marx — «Jusqu'à présent, les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde, il s'agit désormais de le transformer» — paraît annoncer le passage historique d'une philosophie dénuée d'efficacité, de type idéaliste, à une philosophie trouvant dans le réel et ses transformations sa propre vérification.

A une vérité formelle des systèmes — tout à fait comparable à celle des systèmes mathématiques (que l'on pense à la façon dont Spinoza rédige L'Éthique «more geometrico ») — succèderait une vérité pragmatique: la philosophie, à partir de Marx, ne serait vraie que si elle « réussit » à transformer le monde ou, au minimum, à participer à sa transformation. De la sorte, la vérité philosophique revendique un statut «scientifique», mais du même coup et de façon paradoxale, elle nie l'indépendance de la philosophie par rapport au réel.

La philosophie telle que l'annonce Marx ne peut qu'accompagner le développement de l'histoire, comme la simple représentation d'un processus autoréglé. Doit-on conclure des avatars du marxisme et de ses mésaventures que tous ses éléments constitutifs, y compris la conception de sa propre vérité, sont faux? «Ce qui réussit» désigne l'ensemble des finalités techniques (au sens le plus large possible).

La vérité ne saurait être finalisée, elle a sa valeur en elle-même et n'est pas un moyen.

Faute de quoi, elle serait offerte à toutes les perversions, et le démagogue qui réussit à entraîner les foules aurait raison de bafouer les valeurs. Le pragmatisme, avec James, soutient que le seul critère de la vérité est le succès.

La pensée est au service de l'action.

Les idées ne sont que des outils dont nous nous servons pour agir : l'idée vraie c'est celle qui paie le mieux, celle qui a le plus de rendement, qui est la plus efficace.. »

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