Peut-on agir seul ?
Extrait du document
«
Vocabulaire:
Agir: opération propre à un être animé (agent): avoir une activité qui transforme une réalité donnée dans laquelle
le sujet ne reconnaissait pas l'objet de son désir.
Peut-on ?: est une question qui peut se poser à deux niveaux:
• la possibilité pratique/technique ou la capacité, la faculté.
• La possibilité morale, ou le droit ("A-t-on le droit de ?").
Quand, sans être contraint, en pleine conscience, j'exécute une action, c'est moi qui agis et je serai responsable
de ce que j'ai fait.
Le choix du but, la délibération sur les moyens, la persévérance dans la réalisation, toutes ces
phases de l'agir sont réalisées par moi seul.
Le résultat obtenu, j'éprouve ce plaisir qui parachève l'acte (Aristote,
Éthique à Nicomaque, X, 3) ; il prend même, quand l'action a été très difficile, la forme de la joie, car j'ai conscience
d'être passé à une plus haute perfection, puisque j'ai vaincu l'adversité (Spinoza, Éthique, P.
11, scolie ; V, P.
32 et
P.
42 avec son scolie).
Ces satisfactions personnelles semblent trouver leur forme extrême dans l'héroïsme : une très forte tension
intérieure (le tonos des stoïciens) serait la condition des actions admirables.
Il faut analyser cette situation, en la
considérant dans toutes ses conséquences.
Est-ce que, réellement, j'ai agi uniquement par moi seul ? Et pour moi
seul ?
Déjà l'impression de responsabilité signalée au début conduit à rechercher le sens de la volonté d'agir : pourquoi
agir? Si par moi seul je me suffis, il est difficile de comprendre que je veuille faire quelque chose en dehors de moi,
dans le monde.
Or l'action a un but extérieur, et elle a besoin de moyens (outils, aides, etc.).
Agir pourrait alors comporter des niveaux différents, qu'il importe de bien établir.
1.
Agir par soi seul
1.
«Je suis maître de moi comme de l'univers» : Corneille (Cinna, dernière scène) prête au personnage d'Auguste
les sentiments héroïques d'un homme soudain transformé, devenu Sage conformément au programme d'Épictète : «Il
n'attend son bien ou son mal que de lui-même» (Manuel, 48); «il est maître de tirer de lui-même son bien»
(Entretiens, I, 29) ; semblable à un promontoire contre lequel se brisent les flots, il reste immuable (Marc Aurèle, IV,
49).
Tension volontaire qui s'exerce dans tous les actes de toutes les conditions : celle de l'esclave (Épictète)
comme celle de l'empereur (Marc Aurèle).
Le Sage idéal est en parfaite possession de soi-même ; seul il a la vertu, toutes les vertus : il s'est converti en bloc,
d'un seul coup ; maintenant il est le parfait stratège, le parfait artisan, etc.
: quoi qu'il fasse, il le fait par lui-même
à la perfection.
2.
Cependant deux sortes de faits mettent en question un tel portrait.
D'abord les constats des sciences humaines.
J.
Favez-Boutonier, dans les
Défaillances de la volonté, a exposé les méfaits psychiques du volontarisme :
il conduit à l'inhibition, à l'angoisse de l'acte qui résulte d'une tension
insupportable.
Plus profondément, l'étude du stoïcisme montre que la Sagesse est
inaccessible ; c'est Épictète qui écrivait : «Montre-moi donc un stoïcien, je
n'en demande qu'un...
Si tu ne peux me montrer ce stoïcien parfait et
achevé, au moins montre m'en un qui commence à l'être.
Ne frustre point un
vieillard comme moi de ce grand spectacle, dont j'avoue que je n'ai pas
encore pu jouir» (Entretiens, II, 49) ; Marc Aurèle s'incline devant le destin,
reçoit avec résignation ce qui lui arrive (X, 6).
Épictète résumait sa sagesse
dans ces trois mots : anékhou kai apékhou (abstiens-toi et supporte).
Pourquoi en est-il ainsi? Hegel l'explique dans la Phénoménologie de l'esprit :
cette doctrine pose la liberté dans la seule pensée de la conscience de soi, et
non dans l'action réelle (trad.
Hippolyte, I, p.
169) ; la souveraineté de la
pensée est telle que rien n'est accompli dans le monde (ibid., p.
171).
Hegel y
voit à la fois une phase historique et une sorte de dimension (un «moment»
au sens allemand) de toute pensée qui se veut pure, universelle.
3.
Ne pouvant agir seul, on rêve d'agir car cette «pensée pure» ne suffit
pas à la plupart.
Ainsi Jean-Jacques Rousseau, réduit à la solitude, échappe à
cette situation «misérable» en se jetant «dans le pays des chimères» ; « ne voyant rien d'existant qui fût digne de
mon délire, je le nourris dans un monde idéal que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon
coeur» (Confessions, L.
IX, Pléiade, p.
426).
La célèbre Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire ira
même jusqu'à écrire : « Tant que cet état [de rêverie] dure, on se suffit à soi-même, comme Dieu.
»
S'imaginer agissant, surmontant des obstacles que l'on domine parce qu'ils sont irréels, produits pour donner l'illusion
de réussir, c'est remplir son temps, échapper aux nécessités de l'existence.
L'enfant, le mythomane se donnent ainsi
les « beaux rôles» qui dispensent d'agir.
Dans la solitude, tout est possible, mais rien n'est accompli.
Cependant ne nous semblait-il pas que les phases de
l'agir sont réalisées par le sujet actif, et sous sa responsabilité, puisque c'est lui qui choisit le but, organise les
moyens, persévère malgré les obstacles? Était-ce une illusion? Sommes-nous dans la dépendance des autres et des
choses, réduits à nous abstenir et à supporter?.
»
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