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Penser est-ce se retenir d'agir ?

Extrait du document

« Introduction.

— « Les grands théoriciens sont très rarement aussi de grands organisateurs», écrivait Hitler, exprimant l'opinion du commun qui oppose couramment homme de pensée et homme d'action.

Mais si cette appréciation ne nous surprend pas chez le Führer, ce n'est pas sans quelque surprise que nous trouvons sous la plume d'un philosophe une réflexion qui semble à première vue exprimer une idée analogue : « Penser, c'est se retenir d'agir ». Tâchons de bien comprendre ce mot célèbre et de le discuter.

Par là nous serons préparés à mieux voir les rapports de la pensée et de l'action. I.

— PENSER, C'EST SE RETENIR D'AGIR A.

Explication.

— A prendre les mots dans leur signification évidente, cette proposition semble marquer une incompatibilité entre la pensée et l'action : on ne peut pas à la fois penser et agir, car pour penser il faudrait se retenir d'agir.

La pensée, en effet, accapare notre énergie et surtout notre intérêt ; le penseur n'est plus disponible pour l'action. Toutefois, si nous méditons un peu cet énoncé, nous remarquerons que le verbe « se retenir » est bien mal choisi pour exprimer l'idée que nous suggère une première lecture : si la pensée nous occupe et nous intéresse au point de ne pouvoir faire autre chose, nous n'avons pas à nous « retenir » et il faudrait dire : « Penser, c'est renoncer à l'action », ou bien « se rendre incapable d'agir ». En caractérisant la pensée par l'inhibition de l'action, l'auteur suppose que nous commençons par agir et que, en pleine action, nous réprimons l'entraînement naturel qui nous porterait à poursuivre : c'est alors qu'apparaîtrait la pensée. Pourquoi cet arrêt et comment la pensée s'y insère-t-elle ? Si nous nous retenons d'agir, c'est que notre action se heurte à des difficultés que les automatismes et les habitudes ne suffisent pas à résoudre.

Nous serions naturellement portés à continuer notre travail, espérant surmonter l'obstacle par un plus grand déploiement de forces ou par tâtonnement ; mais le bon sens éduqué par l'expérience nous suggère d'examiner la situation, afin de trouver la manière la plus économique et la plus sûre de faire ce pas difficile. Alors nous nous retenons d'agir et c'est la pensée qui se substitue à l'action. Ainsi la pensée serait provoquée par les ratés de l'action et elle n'aurait d'autre rôle que de résoudre les problèmes pratiques posés par l'action. B.

Discussion.

— II est assez vraisemblable que les primitifs ne pensent guère que pour songer aux moyens de sub-venir à leurs besoins.

Le civilisé luimême est puissamment stimulé à la réflexion par les exigences de l'action, surtout si on englobe sous ce terme nos rapports avec nos semblables dans une société où s'affrontent des opinions diverses.

Nous serions portés à agir et à parler suivant des préjugés que nous prendrions pour des évidences indiscutables ; mais nous nous heurtons à la contradiction des autres.

La réaction naturelle et comme instinctive est alors de faire front à l'adversaire et de s'obstiner dans ses principes.

Mais le bon sens éduqué par l'expérience nous insinue qu'il serait plus sage de suspendre la discussion, de nous retenir de parler et d'agir pour examiner le problème.

Ainsi, on ne saurait le méconnaître, les difficultés de l'action nous amènent à penser. Mais il y a un autre heurt que celui de l'action pratique pour déclencher l'activité de l'esprit : le sentiment de ne pas comprendre, provoqué par la simple observation du réel.

On peut même appliquer à la pensée ce qu'Aristote a dit de la science, qu'elle commence avec l'étonnement. En effet, plus que les difficultés de l'action, les difficultés de la compréhension qui constituent l'étonnement, provoquent la pensée véritable, laquelle consiste à comprendre l'essence des choses.

La réflexion pratique, qui ne vise qu'à obtenir un résultat immédiat, reste à leur surface : elle constitue une expérimentation mentale plus qu'une recherche rationnelle.

Aussi ce n'est pas toute pensée, mais une forme inférieure de pensée qui consiste à se retenir d'agir en vue de réfléchir aux moyens d'atteindre plus facilement le résultat désiré. II.

— RAPPORTS DE LA PENSÉE ET DE L'ACTION A.

Les termes.

— Précisons d'abord la signification des mots et déterminons entre quelle sorte de pensée et quelle sorte d'action nous nous proposons d'établir les rapports. Au sens large, le mot « pensée » désigne toute activité mentale, la rêverie aussi bien que la réflexion sur un problème mathématique ou philosophique.

Mais au sens strict, on n'appelle pensée que l'activité de l'esprit qui cherche à comprendre et à expliquer.

Le penseur est celui qui éclaire ceux qui l'écoutent ou le lisent, qui leur fait voir les problèmes et les met sur la voie d'une solution.

C'est de la pensée dans ce second sens qu'il est question ici. Il est aussi diverses sortes d'action.

Nous les réduirons à deux.

Pour beaucoup, agir c'est transformer ce qui est, choses ou hommes, que cette activité soit constructive ou destructrice: est actif celui qui défriche le sol, ou encore le propagandiste qui fait des conférences et organise des meetings, groupe des partisans, sabote les réunions des partis adverses.

Il ne s'agit pas ici de cette action que l'on pourrait appeler brute : nous ne considérons que l'action constructive, celle qui a pour but d'améliorer les conditions de la vie humaine sur terre. B.

Ce que l'action doit à la pensée.

— a) On le voit, il n'y a d'action véritable que dirigée vers une fin sage, et cette fin nous la devons à des penseurs ou à notre propre pensée éclairée et soutenue par celle des maîtres. b) Ensuite, c'est la pensée qui détermine les moyens aptes à obtenir la fin visée.

Faute de pensée qui réfléchit et calcule, il y a agitation, mais non action véritable, c'est-à-dire production d'une oeuvre utile. C.

Ce que la pensée doit à l'action.

— Mais, laissée à elle-même, la pensée risquerait de s'assoupir ou de se perdre dans des constructions illusoires. L'action pose à la pensée des problèmes qui la stimulent : problèmes techniques et scientifiques suscités par le travail industriel ou par l'organisation rationnelle de la société ; problèmes moraux auxquels nous nous heurtons en particulier dans nos relations avec les autres ; problèmes métaphysiques dont la solution est indispensable pour justifier notre conception de la vie personnelle et de la vie collective. La pensée doit encore à l'action son achèvement et même des découvertes.

Une connaissance qui en reste au stade conceptuel ou notionnel risque de rester assez loin de la réalité ou même de se payer de mots : se fait-on une idée véritable de la fierté de servir ou de la joie de la trouvaille tant qu'on ne les a pas éprouvées ? Surtout dans le domaine de la morale, la pensée ne peut progresser que par la pratique des vérités déjà découvertes. L'action, enfin, fournit à la pensée un contrôle.

Sans doute, le mathématicien peut se fier aux déductions patientes faites dans son cabinet ou aux calculs effectués au tableau.

Mais il n'en est pas de même des spéculations sur le réel.

Il faut les confronter avec les choses et avec les opinions des autres. Celles-là seules qui résistent à cette confrontation et sont assimilables par un grand nombre d'esprits présentent une valeur. Conclusion.

— Loin que pensée et action s'opposent, elles se complètent l'une l'autre : une action que n'informe pas la pensée n'est pas humaine et une pensée qui ne porte pas à l'action reste à la surface de l'esprit.

Sans doute nous ne dirons pas avec Maurice Blondel de la première « Action » : « On ne pense (c'est dans l'ordre) qu'après avoir agi, en agissant, et pour agir» (p.

109), mais nous reconnaîtrons entre le penser et l'agir la « causalité réciproque » si bien mise en relief dans la seconde « Action » : « Si nos actes humains supposent la lumière d'idées qui les suscitent et les guident, il y a aussi des clartés qui naissent des initiatives raisonnables ; il y a des leçons de la pratique et des idées qui surgissent de l'action même ; il y a entre la réflexion et la prospection, un échange de force et de vérité dont il importe de recueillir et d'employer les leçons alternatives et solidaires ».

(M.

Blondel, « L'Action », t.

I, p.

29, Presses universitaires, 1936.). »

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