Mémoire et imagination ?

« Mémoire et imagination. INTRODUCTION.

— Notre scène intérieure n'est jamais vide; du moins ne nous est-il jamais donné de l'observer dans ces instants de totale relâche.

Habituellement, au contraire, il s'y donne plusieurs représentations simultanées, l'une sous les feux de la rampe, les autres dans la pénombre du fond et même dans le mystère des coulisses, et on peut y observer une étrange compénétration des drames qui s'y jouent, chacun tenant à son tour l'avant-scène et les personnages s'y mêlant sans souci de leur rôle. Aussi est-il difficile, dans cette confusion, de discerner les diverses fonctions qui entrent en jeu et même de fixer les limites respectives des deux grandes pourvoyeuses de notre écran intérieur : la mémoire et l'imagination.

Essayons cependant, en les comparant, de caractériser ces deux facultés et de déterminer leurs rapports. I.

En réalité, des mots identiques peuvent désigner des phénomènes que distinguent des différences caractéristiques. A.

La mémoire est un rappel du passé comme passé.

Mais ce rappel peut prendre des formes multiples : a) souvent il est abstrait : c'est ainsi que je me rappelle avoir fait ma troisième, sans avoir la moindre représentation du local, du professeur ou des camarades de cette année d'études; b) parfois, au contraire, il est concret : c'est ainsi que tout à-coup me revient à l'esprit, sous forme d'une image pleine de vie, la physionomie d'un de mes amis, parfois une physionomie dont je ne sais d'abord rien et que je ne reconnais qu'à la réflexion; ces souvenirs sont des images et, par suite, peuvent être attribués à l'imagination; c) le plus souvent, nous songeons au passé sous forme de représentations abstraites accompagnées d'images vagues et instables; je sais que j'ai visité la pinacothèque de Munich, mais de cette visite il ne me reste que des images confuses; seul le souvenir abstrait reste net. B.

L'imagination est la faculté de penser par images.

L'Imaginatif est donc concret.

Mais il ne faudrait pas croire que l'imagination est comme la faculté de conserver et de faire revivre dans toute leur netteté les impressions sensorielles, a) Sans doute, il est, du moins chez certains individus, des images appelées images éidétiques, qui reproduisent les choses avec la même netteté que la sensation.

b) Mais, le plus souvent, l'image se réduit à une reproduction bien pâle, à un schéma ou à un croquis qui constituent un commencement de représentation abstraite. c) Enfin, dans l'usage courant, on entend ordinairement par imagination l'imagination créatrice qui consiste à construire des représentations nouvelles à l'aide d'éléments tirés des représentations du passé. II.

On peut donc signaler entre la mémoire et l'imagination les ressemblances et les rapports mutuels suivants : Tout d'abord, la mémoire concrète ou par images se ramène à l'imagination reproductrice.

Ensuite, il est entre ces deux fonctions une étroite collaboration.

Rappelons en premier lieu que l'imagination créatrice utilise les données de la mémoire comme matériaux de ses constructions nouvelles.

De plus, la mémoire est grandement aidée par l'imagination qui vient, sans qu'on s'en rende compte, combler les vides de la mémoire : ce sont ces interventions de l'imagination, précieuses dans la vie ordinaire, qui, parfois, par exemple dans les témoignages, ont une influence néfaste. III.

Mais entre ces deux fonctions, qui, par ailleurs, fusionnent si intimement, il reste cette différence essentielle : A.

La mémoire se représente le passé comme passé : c'est du moment présent et de cette salle de philosophie que ma pensée se dirige vers l'époque de ma troisième et vers le local où se réunissaient les élèves de celle classe. B.

L'imagination, au contraire, se représente les choses comme présentes, a) Si j'imagine une scène passée et lointaine, c'est dans ce passé et dans ce lointain que je me place par la pensée.

b) Si j'imagine ce que je ferai demain ou quand je serai adulte, c'est jusqu'à ce moment que je me transporte. CONCLUSION — En définitive, ce n'est donc pas, semble-t-il, par la netteté et la vivacité des représentations que l'imagination se distingue de la mémoire :nos imaginations sont parfois bien nettes, et nos souvenirs bien vagues. C'est l'attitude de la conscience qui diffère suivant qu'on se souvient ou qu'on imagine.

L'imagination pose l'objet comme présent: c'est pourquoi les grands imaginatifs, et en particulier les enfants, confondent facilement ce qu'ils imaginent avec ce qu'ils voient.

La mémoire pose les objets comme ayant existé, mais n'existant plus : aussi ce passé tombé dans le néant paraît parfois irréel et a besoin, pour reprendre vie, d'être repensé comme présent par un effort d'imagination. Ainsi, après avoir essayé de les bien distinguer, nous sommes obligés de reconnaître combien fidèlement imagination et mémoire s'accompagnent et souvent fusionnent de manière à être difficilement distinguées : exemple de l'unité de la vie mentale et de la continuité du courant de la conscience dans laquelle notre besoin d'explication nous amène à tracer des limites, mais où les traces de ces limites s'effacent dès que nous sommes passés.. »