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Mémoire et conscience ?

Extrait du document

« Dans Le Visionnaire, Julien Green observe à propos de l'oubli : « Cette espèce de mort partielle me glace.

La vie se présente à moi comme une suite d'anéantissements jusqu'à la destruction générale de toute mémoire.

» La mort est la perte de la vie, de la conscience. Mais l'oubli est une m o r t a u s e i n m ê m e d e l a v i e e t de la conscience.

Si sans conscience je ne puis naturellement me souvenir, quelle conscience garderais-je si je perdais toute mémoire? Quel rôle joue donc la mémoire dans le phénomène de la conscience? Quels rapports entretiennent la conscience et la mémoire? On a remarqué que la personnalité est un tout.

La mémoire, l'intelligence, l'imagination ne sont pas des fonctions séparables les unes des autres, en fait sinon en droit.

Mémoire et conscience seront donc étroitement unies, se constituant l'une l'autre.

Considérons ces liens qui se tissent entre la mém oire et la conscience de l'homme, définie comme conscience du monde. Si je suis en bonne santé psychique, je suis immédiatement conscient de moi-même, existant, agissant, et la réflexion n'y est pour rien. Dans cette conscience simple et immédiate d'être moi, je suis présent au monde.

On conviendra aisément que la richesse, l'intensité, la densité d'une vie sont fonction du niveau de conscience de l'être vivant.

En effet, le monde, ce à quoi je me rapporte et m'affronte, n'est que pour ma conscience : j'existe plus si le monde me signifie davantage. Lors m ê m e q u e nous n e faisons pas spécialement attention, nos perceptions ne sont possibles q u e grâce à une certaine mémoire élémentaire, qui, en assurant la liaison entre nos perceptions immédiatement passées et nos perceptions présentes, assure une unité et une cohérence au monde dont nous avons conscience, et par conséquent à notre comportement dans ce monde.

Toutefois la perception ne fait pas seulement appel à cette m é m o i r e que les psychologues nomment sensori-motrice, mais aussi à u n e mémoire supérieure. Alain a expliqué que percevoir une allée bordée d'arbres im plique que l'on a déjà touché des arbres, que l'on a « compris les jeux de l'ombre et d e l a perspective » ; q u e cela signifie également que l'on peut donner u n n o m a u x choses, les identifier.

Or à tout cela la mémoire est nécessaire.

Ainsi, connaître, n'est-ce pas toujours reconnaître ? Lorsque, revenant après u n e longue absence dans m o n village natal, je m'attends à y rencontrer d'anciens camarades, je porte u n e attention plus grande, tous m e s souvenirs sur e u x sont mobilisés en vue de les retrouver.

Et quand je m'écrie : « Lui, je le connais ! » cela veut dire : je l'ai reconnu.

On voit bien l'importance de la mémoire, et les « inconscients » manquent le plus souvent de mémoire, tout simplement. Notre passé, nos expériences modifient bien sûr notre manière d'être au monde.

Plus nous avons de souvenirs, plus le monde signifie, plus nous reconnaissons, et plus nous nous souvenons, quelquefois par simple correspondance.

Ainsi la grisaille d'un matin brumeux et incertain peut réveiller en moi un amour oublié.

Moi seul, peut-être, aurai alors conscience du caractère étrange et mélancolique de ce matin hésitant : les autres ne verront rien, car ils ne se souviendront de rien.

Comme si, par association d'idées ou par d'autres processus plus obscurs, ma mémoire modifiait ma vision du monde.

Comme si, pour l'amoureux, le monde entier signifiait la présence ou l'absence de son amour.

On dit que les poètes ont une conscience plus vive et plus profonde du monde : c'est sans doute que pour eux le monde, à toutes saisons, à toutes les heures du jour, évoque mystérieusement. Tout ceci nous montre qu'on ne saurait séparer la conscience de la mémoire, que la conscience la plus immédiate puise dans la mémoire et s'appuie sur elle, et que la mémoire influe sur la conscience et lui imprime sa marque.

En ce sens, nous pouvons faire nôtre la formule de Bergson : « Toute conscience est mémoire, conservation et accumulation du passé dans le présent.

» Je suis, avons-nous vu, immédiatement conscient de moi-même et du monde.

Mais je puis prendre également conscience de moi-même en tant que conscience dans le monde et conscience du monde : Je fais alors réflexion.

Cette conscience réflexive, sujet et objet d'ellemême, est sans doute le plus haut degré de conscience. Qu'il s'effraie, c o m m e Pascal, d e ses espaces infinis ou qu'il s'émerveille d e s e s beautés, l'homme face à la nature prend en effet conscience de lui-même.

Il se sent désorienté, désadapté, devant tant de grandeur, devant une telle immensité.

Le m o n d e s ' o p p o s e alors à lui, lui résiste, ne se livre ni à son intelligence ni à sa volonté.

De la conscience simple et immédiate, nous passons ainsi à une conscience qui s'interroge, qui réfléchit.

La mémoire ne joue, semble-t-il, jusqu'ici aucun rôle.

Et pourtant réfléchir, n'est-ce pas juger? Et pourrait-il y avoir un jugement sans mémoire ? Comment pourrais-je rapprocher des concepts, des idées si je n'en avais aucun souvenir? Bien plus, ma mémoire ne détermine-t-elle pas ma manière même de juger, de réfléchir? N'est-ce pas mon éducation, un certain acquis, des habitudes de pensée, bref, une certaine mémoire qui s'actualise dans cette réflexion ? Mais si devant le monde je réfléchis, si par cette réflexion je cherche à le comprendre, du mêm e coup je m'en affranchis.

Je regarde et je me vois regardant.

Je réfléchis le monde en moi-même pour pouvoir réfléchir sur lui.

Je prends conscience de ma condition de chose dans la nature, tout en échappant à cette condition grâce à ma réflexion.

Je me saisis alors pleinement comme conscience du monde et comme conscience dans l e m o n d e .

Je suis toujours conscience d e quelque chose.

Aussi, dès lors que je veux saisir ce que je suis, comment pourrais-je me saisir autrement que c o m m e u n e succession d'états de conscience, c'est-à-dire comme une suite d'états de conscience passés qui supporte mon état de conscience présent? Comm ent pourrais-je dire Je sans mémoire, et à quoi se ramène ce Je sinon à un passé ? Qu'est-ce que ma personnalité, mon être propre, sinon mon passé qui « pèse sur le présent », pour reprendre une expression de Bergson ? Si j'oublie mon passé, que restera-t-il d e m a c o n s c i e n c e d e m o i - m ê m e ? Oublier son passé, c'est bien, comme le soulignait Julien Green, mourir à soi-même. Les rapports entre la mémoire et la conscience sont donc étroits : sans mémoire il n'y aurait ni conscience de soi ni conscience du monde, et sans conscience il n'y aurait pas de mémoire.

Pourtant parler des liens de l a m é m o i r e e t d e la conscience, c'est poser un problème paradoxal.

II est en effet de la nature des choses de passer, de s'écouler, de disparaître dans le néant, et la conscience ne peut qu'être consciente de cette disparition continuelle.

Mais en même temps, pour être, elle doit faire appel à la mémoire qui fige, fixe les choses et leur assure un succédané d'être et de pérennité.

C'est dire que l'homme ne saurait évoluer qu'entre les regrets et les illusions. BERGSON : toute conscience est mémoire Selon Bergson la mémoire est « coextensive à la conscience », cette dernière ne pouvant à la limite qu'être conscience du passé.

En effet toute perception, « si instantanée soit-elle, consiste en u n e incalculable multitude d'éléments remémorés, et à vrai dire, toute perception est déjà mémoire.

Nous ne percevons pratiquement que le passé, le présent pur étant l'insaisissable progrès du passé rongeant l'avenir ».

Mais il convient de distinguer deux états de conscience : — la conscience attentive, qui est celle de l'action.

Elle se tourne vers le réel, adhère à la situation présente en vue de réaliser une tâche, une action qui se prépare.

Pour cela, elle ferme la porte au passé (ou en un sens, crée le passé, car celui-ci « est cette partie de notre histoire qui n'intéresse pas notre action présente ») pour n'en retenir que ce qui peut être utile à l'action présente ; — la conscience rêveuse, en revanche, se détache du réel, s'en désintéresse, tend vers ce que l'on nomme une « perte de conscience », au point de conduire au somm eil.

Évoluant dans la durée, elle ne se ferme pas au passé mais coïncidant avec lui, devient pure mémoire.

C'est pourquoi « un être humain qui rêverait son existence au lieu de la vivre tiendrait sans doute ainsi sous son regard, à tout moment, la multitude infinie des détails de son histoire passée ».. »

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