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Lucrèce: la pensée de la mort

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Aussi, quand tu vois un homme se lamenter sur lui-même, à la pensée qu'après la mort il pourrira, une fois son corps abandonné, ou qu'il sera dévoré par les flammes, ou par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son coeur quelque aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire qu'aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort. A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons; ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache et se retranche de la vie, mais à son insu même, il suppose qu'il survit quelque chose de lui. Le vivant, en effet, qui se représente que son corps, après la mort, sera déchiré par les oiseaux et les bêtes de proie, s'apitoie sur sa propre personne : c'est qu'il ne se sépare pas de cet objet, il ne se distingue pas assez de ce cadavre étendu, il se confond avec lui, et, debout à ses côtés, il lui prête sa sensibilité. Voilà pourquoi il s'indigne d'avoir été créé mortel, sans voir que, dans la mort véritable, il n'y aura pas d'autre lui-même qui, demeuré vivant, puisse déplorer sa propre perte, et resté debout, gémir de se voir gisant à terre en proie aux bêtes ou aux flammes. Car si dans l'état de la mort c'est un malheur que d'être broyé par les mâchoires et la morsure des fauves, je ne vois pas pourquoi il n'est pas douloureux de prendre place sur un bûcher, pour y rôtir dans les flammes, ou d'être mis dans du miel qui vous étouffe, ou d'être raidi par le froid sur la pierre glacée du tombeau où l'on vous a couché, ou enfin d'être écrasé et broyé sous le poids de la terre qui vous recouvre. « Désormais il n'y aura plus de maison joyeuse pour t'accueillir, plus d'épouse excellente, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton cœur d'une douceur secrète. Tu ne pourras plus assurer la prospérité de tes affaires et la sécurité des tiens. 0 malheur! disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie il a suffi d'un seul jour funeste pour te les arracher toutes ». Cependant ils se gardent bien d'ajouter : « Mais le regret de tous ces biens ne te suit pas, et ne pèse plus sur toi dans la mort ». Si l'on avait pleine conscience de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles, on libérerait son esprit d'une angoisse et d'une crainte bien grandes. Lucrèce

« PRESENTATION DE L'OEUVRE "DE LA NATURE DES CHOSES" DE LUCRECE De la nature des choses est l'unique oeuvre de Lucrèce (vers 98-55 av.

J.-C.), auteur latin du 1er siècle avant J.-C. Écrit dans des temps très troublés, propices à la superstition, ce vaste poème philosophique entend guérir les hommes de leurs peurs et de leurs illusions en suivant la voie ouverte par Épicure : fonder la possibilité de la vie heureuse sur une connaissance rationnelle de la nature.

Mais Lucrèce ne se contente pas d'initier à la doctrine de son maître : il l'enrichit et la complète par ses propres analyses et met à son service la puissance séductrice de son style.

Décrié par la tradition chrétienne pour ses attaques contre la Providence, salué par les penseurs athées, de Diderot à Marx, comme un génie libérateur, Lucrèce a joué un rôle majeur dans la diffusion du matérialisme. Le malheur des hommes tient à l'aliénation de leur esprit : la superstition les condamne à vivre dans la crainte de la mort et du destin.

L'étude rationnelle de la nature, qui exclut tout recours aux dieux, vise à fonder une sagesse matérialiste permettant l'accès au bonheur. Lucrèce a consacré tout un livre de son poème De la nature des choses à la réflexion sur la mort, mais quelque précieux que soit son exposé pour combler les lacunes des textes qui nous restent d'Épicure, le plus grand intérêt n'en est sans doute pas les longs passages où il réfute la croyance à l'immortalité de l'âme — comme, inversement, dans le Phédon de Platon, ce n'est pas aux preuves de cette immortalité que nous nous attachons le plus.

1l semble que l'originalité de Lucrèce, quelle que soit sa ferveur à l'égard d'Épicure, se manifeste beaucoup mieux soit dans l'analyse psychologique, par exemple dans la peinture des maux que l'homme provoque contre lui-même par la crainte de la mort, soit dans l'envolée lyrique de la prosopopée de la Nature en son juste plaidoyer sur la mort.

La mort est la fin de tout. Si elle nous enlève des biens, elle nous enlève du même coup les regrets que nous pourrions avoir.

Il y a eu le néant avant la naissance, il y aura le néant après.

Une chose naît par la mort d'une autre.

La vie est l'usufruit de tous, mais n'est la propriété de personne. Dans les vers que nous avons retenus, Lucrèce analyse avec une extrême pénétration l'effet d'imagination dont nous sommes victimes quand nous nous représentons assistant en quelque sorte à notre propre mort et à ses suites humaines.

Pour un matérialiste comme Lucrèce, dévoiler ce jeu d'imagination est l'essentiel, et de même, quand il rejette la croyance à l'Enfer et au Tartare, aux fables mythologiques sur l'Achéron et les châtiments de l'au-delà, ce qui est propre à Lucrèce c'est de montrer que ces mythes (Sisyphe, Tityos, les Danaïdes, Cerbère, les Furies) ne sont que des allégories qui symbolisent les troubles que subit l'âme en cette vie quand elle est livrée aux passions.

C'est icibas que la vie des insensés est un véritable enfer.

La mort est la loi commune.

La crainte de la mort et le dégoût de la vie sont l'effet de l'ignorance.

Si les hommes ne cherchaient pas à se fuir eux-mêmes et s'ils connaissaient la vérité, ils ne vivraient pas dans une continuelle agitation de désirs toujours inassouvis.

Au regard de la mort éternelle, une vie n'est pas plus longue qu'une autre.

Et c'est sans doute parce que la pensée de Lucrèce pénètre au coeur de l'homme que le poème ne tombe pas dans le didactique et qu'il nous touche. "Aussi, quand tu vois un homme se lamenter sur lui-même, à la pensée qu'après la mort il pourrira, une fois son corps abandonné, ou qu'il sera dévoré par les flammes, ou par la mâchoire des bêtes sauvages, tu peux dire que sa voix sonne faux, et que se cache dans son coeur quelque aiguillon secret, malgré son refus affecté de croire qu'aucun sentiment puisse subsister en lui dans la mort.

A mon avis, il n'accorde pas ce qu'il annonce, il ne donne pas ses véritables raisons; ce n'est pas radicalement qu'il s'arrache et se retranche de la vie, mais à son insu même, il suppose qu'il survit quelque chose de lui.

Le vivant, en effet, qui se représente que son corps, après la mort, sera déchiré par les oiseaux et les bêtes de proie, s'apitoie sur sa propre personne : c'est qu'il ne se sépare pas de cet objet, il ne se distingue pas assez de ce cadavre étendu, il se confond avec lui, et, debout à ses côtés, il lui prête sa sensibilité. Voilà pourquoi il s'indigne d'avoir été créé mortel, sans voir que, dans la mort véritable, il n'y aura pas d'autre lui-même qui, demeuré vivant, puisse déplorer sa propre perte, et resté debout, gémir de se voir gisant à terre en proie aux bêtes ou aux flammes.

Car si dans l'état de la mort c'est un malheur que d'être broyé par les mâchoires et la morsure des fauves, je ne vois pas pourquoi il n'est pas douloureux de prendre place sur un bûcher, pour y rôtir dans les flammes, ou d'être mis dans du miel qui vous étouffe, ou d'être raidi par le froid sur la pierre glacée du tombeau où l'on vous a couché, ou enfin d'être écrasé et broyé sous le poids de la terre qui vous recouvre. « Désormais il n'y aura plus de maison joyeuse pour t'accueillir, plus d'épouse excellente, plus d'enfants chéris pour courir à ta rencontre, se disputer tes baisers et pénétrer ton cœur d'une douceur secrète.

Tu ne pourras plus assurer la prospérité de tes affaires et la sécurité des tiens.

0 malheur! disent-ils, ô malheureux, tant de joies de la vie il a suffi d'un seul jour funeste pour te les arracher toutes ».

Cependant ils se gardent bien d'ajouter : « Mais le regret de -tous ces biens ne te suit pas, et ne pèse plus sur toi dans la mort ».

Si l'on avait pleine conscience de cette vérité, si l'on y conformait ses paroles, on libérerait son esprit d'une angoisse et d'une crainte bien grandes.". »

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