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Lucrèce et le finalisme divin

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Prétendre que c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles ; qu'en conséquence leur admirable ouvrage mérite toutes nos louanges ; qu'il faut le croire éternel et voué à l'immortalité ; que cet édifice bâti par l'antique sagesse des dieux à l'intention du genre humain et fondé sur l'éternité, il est sacrilège de l'ébranler sur les bases par aucune attaque, de le malmener dans ses discours, et de vouloir le renverser de fond en comble ; tous ces propos, et tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre ne sont que pure déraison. Quel bénéfice des êtres jouissant d'une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre reconnaissance, pour entreprendre de faire quoi que ce soit en notre faveur ? Quel événement nouveau a pu les pousser, après tant d'années passées dans le repos, à vouloir changer leur vie précédente ? Sans doute la nouveauté doit plaire à ceux qui souffrent de l'état ancien. Mais celui qui n'avait point connu la souffrance dans le passé, alors qu'il vivait de beaux jours, quelle raison a pu l'enflammer d'un tel amour de la nouveauté ? Et pour nous quel mal y avait-il à n'être pas créés ? Croirai-je que la vie se traînait dans les ténèbres et la douleur, jusqu'à ce qu'elle eût vu luire le jour de la création des choses ? Sans doute, une fois né, tout être tient à conserver l'existence, tant qu'il se sent retenu par l'attrait du plaisir. Mais pour qui n'a jamais savouré l'amour de la vie, et qui n'a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n'être point créé ? Lucrèce

« "Prétendre que c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles ; qu'en conséquence leur admirable ouvrage mérite toutes nos louanges ; qu'il faut le croire éternel et voué à l'immortalité ; que cet édifice bâti par l'antique sagesse des dieux à l'intention du genre humain et fondé sur l'éternité, il est sacrilège de l'ébranler sur les bases par aucune attaque, de le malmener dans ses discours, et de vouloir le renverser de fond en comble ; tous ces propos, et tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre ne sont que pure déraison.

Quel bénéfice des êtres jouissant d'une éternelle béatitude pouvaient-ils espérer de notre reconnaissance, pour entreprendre de faire quoi que ce soit en notre faveur ? Quel événement nouveau a pu les pousser, après tant d'années passées dans le repos, à vouloir changer leur vie précédente ? Sans doute la nouveauté doit plaire à ceux qui souffrent de l'état ancien.

Mais celui qui n'avait point connu la souffrance dans le passé, alors qu'il vivait de beaux jours, quelle raison a pu l'enflammer d'un tel amour de la nouveauté ? Et pour nous quel mal y avait-il à n'être pas créés ? Croirai-je que la vie se traînait dans les ténèbres et la douleur, jusqu'à ce qu'elle eût vu luire le jour de la création des choses ? Sans doute, une fois né, tout être tient à conserver l'existence, tant qu'il se sent retenu par l'attrait du plaisir.

Mais pour qui n'a jamais savouré l'amour de la vie, et qui n'a jamais compté parmi les créatures, quel mal y a-t-il à n'être point créé ? " LUCRÈCE. La question Le monde a-t-il été créé par les dieux en vue du bien des hommes ? La question peut sembler sans intérêt à une époque où plus personne ne croit en l'existence des dieux ; certes, le texte garde la même portée si l'on substitue aux dieux de l'Antiquité le Dieu des grandes religions monothéistes, mais tout cela n'est-il pas affaire de croyance privée ? Mais c'est bien une démonstration qu'entreprend Lucrèce.

Le texte se décompose en deux parties nettement distinctes.

La première, constituée par une longue phrase, est une énumération des préjugés superstitieux sur la question.

La seconde réfute ces préjugés à l'aide d'une argumentation dont l'enjeu dépasse la simple question de l'existence ou non des dieux.

En montrant que l'inexistence ne saurait être un mal, Lucrèce fait de l'existence une réalité injustifiable, car il devient sans objet d'en chercher le sens en dehors d'elle-même.

Bien que ce texte soit incontestablement polémique, sa portée dépasse donc la simple critique des différentes religions. Pour comprendre le texte Le monde est admirable, et par conséquent l'homme doit en adorer le ou les créateurs, et même éprouver de la reconnaissance envers les dieux.

Tel est sans doute le fondement de l'attitude religieuse.

La piété suppose d'abord une certaine forme d'humilité devant tout ce qui nous dépasse et conduit à rendre aux dieux l'hommage qui leur est dû par les prières et les sacrifices, en sachant qu'aucun remerciement ne pourra jamais être à la hauteur de la grâce reçue. Or, cela est qualifié brutalement par Lucrèce de « pure déraison ».

La première absurdité, celle qui entraîne les autres à sa suite, est de croire que « c'est pour les hommes que les dieux ont voulu préparer le monde et ses merveilles ». Cette illusion s'appelle l'anthropocentrisme, et il est facile de voir qu'elle présuppose un privilège de l'humanité qui n'a d'autre raison d'être que le fait que nous soyons des hommes.

Si l'on admet, ce qui ne va pas de soi, que le monde est orienté vers une finalité particulière, pourquoi considérer que le bien-être de l'humanité serait celle-ci plutôt que par exemple la prolifération des sauterelles ou tout ce que l'on voudra ? Ouvrons ici une parenthèse pour faire remarquer que les découvertes de la paléontologie, en établissant que la vie sur terre est beaucoup plus ancienne que l'humanité, ont participé au déclin des croyances religieuses.

Pourtant, aucun savant ne démontrera jamais scientifiquement l'inexistence d'un principe divin à l'origine du monde.

Mais il faut bien admettre que si Dieu a voulu créer l'homme, c'est après avoir longtemps laissé la création subsister sans lui, ce qui veut dire que l'homme n'est pas nécessairement le centre et la fin de la création.

S'il est exact qu'une telle vérité ait affaibli le sentiment religieux, alors voilà qui confirme les propos de Lucrèce : ce serait bien l'anthropocentrisme qui serait à l'origine de toutes les louanges adressées à la création (ou plutôt au créateur dans la perspective monothéiste). Cette critique ne signifie évidemment pas que le monde serait l'oeuvre d'un dieu mauvais, car une telle croyance participerait de la même illusion.

Mais elle rompt avec toute idée de sacré, et vise à libérer l'esprit des interdits religieux.

Remarquons que dans cette liste des préjugés, Lucrèce inclut la croyance en l'éternité du monde, qui caractérise les religions antiques par opposition aux monothéismes.

Est-ce à dire que ceux-ci trouveraient davantage grâce à ses yeux ? Certes non, car c'est avant tout l'obligation de croire au nom de principes irrationnels qui relève de la « pure déraison ».

Et celle-ci se manifeste par l'interdiction de toute pensée critique, considérée comme « sacrilège ». En effet, seule une vérité rationnelle peut accepter d'être soumise à un libre examen.

Quant aux croyances qui ne pourraient y résister, elles ne peuvent se défendre qu'en dénonçant comme blasphème toute interrogation.

La pensée rationnelle commence par rompre avec l'admiration, et en ce sens elle est essentiellement subversive du point de vue de l'attitude religieuse.

C'est pourquoi la critique s'étend à « tout ce qu'on peut imaginer de plus dans ce genre ».

Le conflit oppose non pas une théorie à une autre, mais une illusion fondée sur les désirs imaginaires et une pensée soucieuse de saisir la vérité quelle qu'elle soit.

Écoutons alors le discours de la raison, et c'est l'objet de la deuxième partie du texte. Cette seconde partie consiste essentiellement en une série de questions rhétoriques, qui contiennent en réalité leur réponse.

La première définit les dieux comme « des êtres jouissant d'une éternelle béatitude », ce qui est la conséquence de leur perfection.

On retrouve ici une trace de l'hédonisme épicurien : puisque le plaisir est le but suprême de l'existence, il s'ensuit que la perfection se marque par l'accomplissement total du plaisir, l'éternelle. »

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