l'homme libre est-il un homme seul ?
Extrait du document
«
[Pour être libre, il faut vivre seul et sans attache.
Ce sont les désirs d'autrui qui entravent les miens.
Par ailleurs,
être réellement libre, c'est mener une vie qui ne ressemble
pas à celle des autres.]
En étant seul, je vis en conformité avec moi-même
La société des hommes ne cesse de m'influencer.
Je dois me plier à mille contraintes.
Dès lors que je m'attache à une personne,
me voilà dépendant d'elle.
C'est pourquoi Épictète conseille à celui qui veut être libre de n'avoir «ni attrait ni répulsion pour rien
de ce qui dépend des autres» (Manuel).
Seul, je respecte ma propre nature et n'obéis qu'à elle.
L'enfer c'est les autres
Sartre, dans Huis-clos, déclare: «L'enfer, c'est les autres.» Ce sont toujours les autres qui
limitent la réalisation de mes désirs, et donc ma liberté.
Sur la question d'autrui, Sartre souligne que seul Hegel s'est vraiment intéressé à l'Autre,
en tant qu'il est celui par lequel ma conscience devient conscience de soi.
Son mérite est
d'avoir montré que, dans mon être essentiel, je dépends d'autrui.
Autrement dit, loin que
l'on doive opposer mon être pour moi-même à mon être pour autrui, « l'être-pour-autrui
apparaît comme une condition nécessaire de mon être pour moi-même » : « L'intuition
géniale de Hegel est de me faire dépendre de l'autre en mon être.
Je suis, dit-il, un être
pour soi qui n'est pour soi que par un autre.
»
Mais Hegel n'a réussi que sur le plan de la connaissance : « Le grand ressort de la lutte
des consciences, c'est l'effort de chacune pour transformer sa certitude de soi en vérité.
»
Il reste donc à passer au niveau de l'existence effective et concrète d'autrui.
Aussi Sartre
récupère-t-il le sens hégélien de la dialectique du maître et de l'esclave, mais en
l'appliquant à des rapports concrets d'existence : regard, amour, désir, sexualité,
caresse.
L'autre différence, c'est que si, pour Hegel, le conflit n'est qu'un moment, Sartre
semble y voir le fondement constitutif de la relation à autrui.
On connaît la formule
fameuse : « L'enfer, c'est les autres ».
Ce thème est développé sur un plan plus
philosophique dans « L'être & le néant ».
Parodiant la sentence biblique et reprenant l'idée
hégélienne selon laquelle « chaque conscience poursuit la mort de l'autre ».
Sartre y
affirme : « S'il y a un Autre, quel qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans
même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, une nature ; ma chute originelle,
c'est l'existence de l'autre...
»
J'existe d'abord, je suis jeté dans le monde, et ensuite seulement je me définis peu à peu, par mes choix et par mes actes.
Je
deviens « ceci ou cela ».
Mais cette définition reste toujours ouverte.
Je suis donc fondamentalement libre « projet », invention
perpétuelle de mon avenir.
Et je suis celui qui ne peut pas être objet pour moi-même, celui qui ne peut même pas concevoir
pour soi l'existence sous forme d'objet : « Ceci non à cause d'un manque de recul ou d'une prévention intellectuelle ou d'une
limite imposée à ma connaissance, mais parce que l'objectivité réclame une négation explicite : l'objet, c'est ce que je me fais
ne pas être...
»
Or je suis, moi, celui que je me fais être.
Et c'est précisément parce que je ne suis que pure subjectivité et liberté, que le simple
surgissement d'autrui est une violence fondamentale.
Peu importe qu'il m'aime, me haïsse ou soit indifférent à mon égard.
Il est
là, je le vois et je découvre que je ne suis plus centre du monde, sujet absolu.
Il me voit, et avec son regard s'opère une
métamorphose dans mon être profond : je me vois parce qu'il me voit, je m'appréhende comme objet devant une
transcendance et une liberté.
Si chaque conscience est une liberté qui rêve d'être absolu, elle ne peut que chercher à transformer la liberté de l'autre en chose
passive.
Sartre illustre d'abord ce conflit à travers l'expérience du regard.
Qu'est-ce qui, en effet, me dévoile l'existence d'autrui,
sinon le regard ? Si je regarde autrui, ce dernier me regarde aussi.
C'est la raison pour laquelle Sartre envisage les deux
moments.
Dans un premier moment, je vois autrui.
Imaginons : « Je suis dans un jardin public.
Non loin de moi, voici une pelouse et, le
long de cette pelouse, des chaises.
»
Situation paisible.
Le décor est neutre, la trame est inexistante : « Un homme passe près des chaises.
Je vois cet homme...
»
Finie la quiétude ! Pourquoi ? Tout simplement parce que je ne le saisis pas seulement comme un objet, mais aussi et en même
temps comme un homme.
Si je pouvais penser qu'il n'est rien d'autre qu'un objet, un automate, par exemple, je le saisirais «
comme étant « à côté » des chaises, à 2,20 m de la pelouse, comme exerçant une certaine pression sur le sol, etc.
».
Autrement
dit ce ne serait pour moi qu'un objet comme les autres, qui s'ajouterait aux autres : « Cela signifie que je pourrais le faire
disparaître sans que les relations des autres objets entre eux soient notablement modifiées.
En un mot, aucune relation neuve
n'apparaîtrait par lui entre ces choses de mon univers...
»
Le saisir comme homme, qu'est-ce que cela signifie, sinon saisir une « relation non additive » des objets à lui, une nouvelle
organisation des choses de mon univers autour de cet objet privilégié ? Autrement dit, avec l'apparition d'autrui dans mon champ
de vision, une spatialité se déploie qui n'est pas ma spatialité, un autre centre du monde apparaît et du même coup un autre
sens du monde.
Les relations que j'appréhendais entre les objets de mon univers se désintègrent : « L'apparition d'autrui dans le
monde correspond donc à un glissement figé de tout l'univers, à une décentration du monde qui mine par en dessous la
centralisation que j'opère dans le même temps.
»
Cette décentration du monde fait de moi un sujet glissant.
La désagrégation « gagne de proche en proche » tout mon univers.
Autrui tend à me « voler le monde ».
Si autrui n'existait que sur le mode d' « être-vu-par-moi », je pourrais, en m'efforçant de le
saisir seulement comme objet, le réintégrer dans ma propre vision du monde.
Mais autrui me voit.
J'existe sur le mode d' « êtrevu-par-autrui »..
»
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