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l'historien peut-il se détacher du présent ?

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« L'historien est celui qui écrit l'histoire (et non celui qui écrit sur l'histoire), c'est-à-dire celui qui raconte le passé, ce qui a (s'est) passé et n'est plus présent.

Cependant, le site de l'historien – le lieu ou le temps où il écrit – est le présent ; toutefois, avant d'y voir un empêchement, il faut prendre garde à bien lire notre sujet : en effet, il ne nous est pas uniquement demandé « comment l'historien peutil parvenir à écrire le passé ? », autrement dit raconter ce qu'il n'a pas vécu lui-même, mais surtout « l'historien peut-il oublier qu'il écrit le passé dans le présent sans mettre en danger sa propre activité ? » La distinction que nous devons faire se situe donc dans les deux sens du « peut-on », qui interrogent successivement un pouvoir (peut-on = est-on capable de) et un devoir (peut-on = doit-on).

De ce point de vue-là, l'idée de détachement prend également un double sens quant à la nature de l'histoire : premièrement, comment le récit du passé se distingue du présent ? et, deuxièmement, quels sont les fins de l'histoire ou, en d'autres termes, écrivons-nous le passé uniquement pour l'écrire ? I – L'écriture de l'histoire L'historien est, avons-nous dit, celui qui écrit l'histoire ou raconte le passé ; précisons qu'il n'est pas celui qui écrit sur l'histoire ou celui qui raconte l'histoire.

En effet, l'historien n'a pas pour but de se rapporter à des faits objectifs, immuables, identiques pour tous et qu'il se contenterait de relater dans ses ouvrages.

Dire que l'historien écrit l'histoire veut donc bien dire qu'il élabore l'histoire elle-même, qu'il la construit de part en part.

De la sorte, l'historien n'est pas celui qui se rappelle le passé pour l'évoquer dans des livres – l'historien n'est pas une mémoire ambulante – mais il travaille sur des documents, les traces du passé : vestiges architecturaux, scripturaux, etc. De ce que nous venons de dire, tirons déjà quelques conséquences : 1/ l'historien n'est pas celui qui se rapporte uniquement au passé, à un passé qui serait atteignable en soi ; 2/ l'écriture du passé passe par des traces, c'est-à-dire par la présence dans le présent de choses qui font signe vers une absence : le passé ; 3/ le travail de l'historien est donc nécessairement une recherche documentée qui se situe dans le présent, la construction d'un sens, mais qui concerne le passé. Ce qu'il faut comprendre, c'est donc que l'histoire n'est pas simplement le passé, puisque les événements passés (et c'est sûrement le cas pour certains) peuvent sombrer dans l'oubli.

Comme le dit Paul Ricœur dans La mémoire, l'histoire, l'oubli, l'histoire est de part en part écriture et elle n'est jamais le récit indifférent de faits eux-mêmes indifférents ou objectifs.

L'historien met donc certains faits en lumière, dans l'écriture qu'il propose, et cela il ne peut le faire que depuis sa situation présente. II – L'histoire : entre passé et présent L'historien, quand bien même il écrit le passé, se trouve dans le présent.

Or, le souci principal, semble-t-il, est celui d'une approche biaisée du passé.

Comment relater au présent ce qui a eu lieu dans le passé ? Comment rendre compte objectivement du passé, à partir du présent ? Nous avons vu qu'une telle perspective ne correspond pas au métier d'historien ; d'une part, les faits passés n'existent pas indépendamment de leur inscription dans un récit historique (d'où, notamment, la tentation d'une histoire propagande) : c'est le sens de l'expression « écrire l'histoire » ; d'autre part, le présent n'est plus compris comme la distance qui nous sépare du passé, mais comme le point d'ancrage du travail de l'historien. En effet, l'historien doit se concevoir comme doté d'instruments (par exemple, la datation au carbone 14) propres à son temps. Ainsi, à partir des outils dont il dispose, ainsi que des documents à partir desquels il travaille, l'historien écrit l'histoire selon les perspectives qu'il cherche à dégager.

Cela signifie au moins que l'historien lui-même est dans l'histoire, qu'il ne lui est donc pas possible de quitter le lieu où il se trouve et que d'une manière cela n'est pas souhaitable, puisque alors il ne donnerait pas sens aux événements, mais relaterait des faits isolés, insignifiants, ce qui du reste n'est pas possible. Pour comprendre cela, il nous faut donc résolument sortir d'une conception de l'histoire conçue comme pur compte-rendu objectif du passé, pour la saisir comme récit, écriture du passé, qui se tourne aussi vers le futur à travers le présent, c'est-à-dire qui a un sens (une signification) mais aussi un sens, c'est-à-dire une direction. III – Écriture et sépulture L'historien n'a pas la seule vocation à rendre compte, de manière transparente, du passé ; l'écriture qu'il propose possède toujours un sens, qu'il a lui-même construit, et qui doit déboucher sur quelque chose de neuf.

En d'autres termes, l'écriture de l'histoire doit ouvrir sur le futur.

C'est cette idée qu'avance Michel de Certeau dans L'Écriture de l'histoire, où il compare écriture et sépulture.

On peut résumer brièvement cette idée en disant que l'historien part du passé, c'est-à-dire qu'il fonde son activité sur le passé, mais également qu'il le quitte ; l'historien part donc du passé au double sens où il le prend pour origine de son travail et où il s'en sépare. De manière plus précise, Certeau remarque la fonction symbolisatrice de l'histoire ; elle permet de se situer en faisant advenir le passé au langage, ouvrant ainsi un espace propre au présent.

L'histoire permet donc de faire une place aux morts, dans l'histoire ellemême, tout en fixant une place aux vivants, en déterminant ce qu'il reste à faire. L'histoire prend ici un double sens : 1° elle permet d'honorer les morts par l'écriture, mais également de les enterrer ; l'écriture offre alors une sépulture aux morts ; 2° elle possède une visée thérapeutique, car elle délivre les vivants, le présent, de la hantise d'un passé qui ne voudrait pas passer.

Ainsi, parler au présent du passé, c'est marquer la distance qui nous en sépare et dire à quel point le présent est présent et comment il s'ouvre sur le futur.

De ce point de vue, être sans histoire, c'est n'avoir point de futur, sachant que l'histoire s'écrit dans le présent et que le futur s'envisage depuis le présent également. Conclusion : Ainsi, nous avons vu que l'histoire n'est pas le récit indifférent du passé ; celui-ci n'existe pas de manière neutre, à la disposition de l'historien.

Bien mieux, l'histoire est de part en part écriture, c'est-à-dire construction d'un sens à partir des traces laissées par le passé.

De ce point de vue, que l'historien écrive dans le présent n'est pas un obstacle à son travail, ce n'est pas un empêchement pour atteindre le passé tel quel, puisqu'il ne s'agit plus de cela.

On ne peut donc pas dire que l'histoire est condamnée à être fausse parce que l'historien n'a jamais vécu ce qu'il raconte. En renfort de cette thèse, nous avons dit quel était le but de l'histoire : donner une place aux vivants et ouvrir sur le futur.

Ainsi, si l'historien n'a pas la capacité de se détacher du présent (ce qui n'est pas un mal), il ne le doit pas non plus, car il risquerait d'enfermer son travail dans la fascination du passé, au détriment du futur. Dès lors, nous devons répondre, quant aux deux sens du « peut-on » que nous avons distingué, que l'historien ne peut pas se détacher du présent.. »

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