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Les philosophes peuvent-ils parler la langue du vulgaire ?

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« INTRODUCTION.

- Avant d'être la réflexion générale sur la science ou l'étude de toutes les techniques, la philosophie est elle-même une science et une technique.

Bien plus, elle a une technique qui lui est propre et cette technique réside essentiellement dans un outillage conceptuel comme dans une instrumentation terminologique.

C'est pourquoi il peut être précieux de se poser le problème philosophique, et non pas populaire, de savoir si la philosophie peut être à la fois accessible à tout le monde et repliée sur soi ou, en termes aristotéliciens, ésotérique ou exotérique.

Les philosophes auraient-ils le droit d e se mêler au vulgum pecus, et d'abandonner leur phraséologie ad usum philosophorum, c'est-à-dire, en somme, de se dépouiller de leur spécificité ? I.

— MOTIFS DE L'HERMITISME 1.

Comme la religion, la philosophie demande une initiation, une sorte de première communion : avant de pouvoir connaître le bréviaire, il faut se rompre à des exercices d'ascétisme verbal, et pouvoir reconnaître la sensation de la perception, le sensible de l'intelligible, la pensée de l'étendue.

C'est pourquoi les philosophes commencent par apprendre la valeur des termes qu'ils rencontreront dans toutes leurs lectures. 2.

Mais il y a plus, et le mystère d e la religion vaut également pour la philosophie.

Ce n'est pas uniquement pour des raisons d'architectonique scolaire que la classe de philosophie figure à la fin du cursus studiorum de tout lycéen, à la fin de ces sept années d'enseignement secondaire que l'on franchira peu à peu.

Il y a là un halo, une aura qui entoure d'un nimbe éblouissant le secret professionnel d'une matière que l'on ne dévoile pas et que seul, après la rhétorique, le philosophe apprendra peu à peu.

Dès lors, comment parler la langue de tout le monde sans abominablement décevoir le jeune lycéen tout frais émoulu de son premier bachot ? Les philosophes se doivent alors d'apporter au néophyte cette langue spéciale si hérissée de mots barbares et d'expressions inusitées, qui exercera un fascinant empire sur l'imagination naissante du futur philosophe. 3.

Enfin, c'est bien une technique à part, et qui possède ses canons, que la philosophie : aussi le candidat tout neuf ne doit-il pas perdre de vue que l'historien a la chronologie, le géographe la géologie et la géomorphologie, le chimiste ses formules ; pourquoi le philosophe n'aurait-il pas son jargon ? Cela est même si nécessaire que chaque philosophe se forge une sorte de vocabulaire spécial qui lui servira dans une période déterminée de sa carrière ; l'index scolastico-cartésien que M.

Gilson a établi pour Descartes révèle ainsi les disparités qu'un même mot peut avoir dans le début ou la fin de la carrière philosophique d'un homme qui, en cinquante-quatre ans, n'a jamais varié et n'a jamais cessé de professer sa haine pour toute espèce de jargon.

Que dire, dans ces conditions, du vocabulaire de Heidegger, de Hartmann, de Jaspers ou de M. Jean-Paul Sartre ? II.

- DÉFENSE DE LA CLARTÉ 1.

Pourtant, on opposera aisément l'attitude de l'auteur du Discours de la Méthode qui, en 1637, imposait pour la première fois à tous les faiseurs de manuels un texte en langue française, c'est-à-dire en langue vulgaire, profane, populaire.

Contre tous les latinistes de l'époque — qu'ils fussent hollandais, allemands ou anglais — il faisait triompher un texte difficile écrit dans la langue de tout le monde. Au reste, les plus grands philosophes français du XIXe et du XXe siècles, les Maine de Biran, les Ravaisson, les Lachelier, les Renouvier, les Boutroux, les Bergson n'ont-ils pas écrit dans la langue vulgaire et dans le style le plus simple, le plus clair, le plus parfaitement accessible ? En vérité, il n'est pas jusqu'au xviiie siècle, où tous les philosophes français, d'Helvétius à Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire à Condillac ont écrit dans la langue la plus parfaitement commune.

Ce serait donc (si l'on se réfère au style aisé de Pascal, Malebranche, Descartes) un fâcheux travers de notre époque que de vouloir à tout prix imposer un style hermétique. 2.

La clarté est la qualité dominante de la philosophie et l'on ne pourrait taxer d'utile ni de valable une philosophie qui ne serait pas totalement accessible dans son fond comme dans sa forme.

Une philosophie obscure serait donc à moitié fausse, ou du moins mutilée d'une de ses parties essentielles, d'une de ses forces vives. 3.

Le vocabulaire existe toujours pour ceux qui savent le chercher ; la langue du vulgaire est souvent d'une richesse et d'une truculence admirables.

L'ignorance des philosophes en fait d'expressions imagées les force à forger de nouveaux mots (et ces néologismes sont des barbarismes) là où il existerait en réalité des termes peut-être archaïques, mais entièrement adéquats à l'expression qu'ils recherchent. III.

- APOLOGIE DU JARGON 1.

Mais c'est là où l'impossibilité de ces subterfuges est flagrante.

Bergson emploie, dans une langue limpide, un vocabulaire qui lui est propre en infléchissant les mots jusqu'à leur faire dire ce qu'il lui plaît à dire : le mot d'expérience, les termes d'intuition, de liberté ou de durée, si simples qu'ils apparaissent de prime abord, revêtent une signification beaucoup plus complexe que l'on ne pourrait le croire d'emblée.

Ce n'est pas la langue du vulgaire qu'emploient Malebranche, Voltaire et Ravaisson, mais un jargon qui, sous l'apparence d'une identité remarquable avec la langue populaire, prend un sens extrêmement particulier.

Il nous faut donc reconnaître l'utilité indispensable d'une terminologie spéciale propre à chaque philosophe, et seule capable de donner aux termes leur valeur propre. 2.

Si même les philosophes pouvaient parler la langue de tout le monde, il faudrait nécessairement les en empêcher : car enfin, cette langue particulière qu'ils emploient, c'est le style de l'écrivain, la marque de fabrique, la couleur du peintre, le coup de ciseau du sculpteur ; c'est à la fois ce qui fait leur force (puisque là réside leur originalité la plus marquée, extérieurement du moins), et leur nouveauté la plus remarquable (puisque c'est grâce à elle qu'il faudra, pour les comprendre, une terminologie et une exégèse exclusives).

Il y a plus : la langue d'un philosophe, c'est ce qui en fait la grandeur : il y a une dimension esthétique des systèmes philosophiques dont la qualité essentielle réside dans l'âpre beauté d'un vocabulaire essentiellement abstrait. 3.

Poincaré voyait dans l'élégance le critère de la meilleure solution d'un problème mathématique ; ne pourrait-on reprendre le même signe pour discriminer une bonne d'une mauvaise langue philosophique ? Ne pourrait-on pas dire que seules sont admissibles les terminologies où l'élégance se joint à la précision ? Une philosophie sera d'autant plus vraie que le vocabulaire dans lequel elle s'exprimera sera plus satisfaisant d'un point de vue esthétique.

Il y a dans l'instauration philosophique de M.

Etienne Souriau une théorie qui, pour beaucoup plus profonde et plus nuancée qu'elle soit, n'en contient pas moins l'essentiel de ce que nous voulons dire : que la philosophie, avant d'être l'ancilla veritatis, doit être celle pulchriludinis. CONCLUSION.

- Ainsi donc, il est impossible aux philosophes de parler la langue vulgaire : et dans pouvoir il n'y a pas seulement la possibilité ; il y a la permission.

Ils n'ont pas non plus le droit de se mêler à ce langage populaire dont le vague, l'imprécision, la confusion et l'amphibologie éclatent à tout moment.

Le vocabulaire philosophique est d'une rigueur parfaite : comme la langue de la science pure, comme celle des techniques appliquées, la langue philosophique est réservée à une élite d'initiés, alors même que la philosophie s'adresse à tous sans distinction de classes in d'aptitudes.

C'est là l'étrange et fondamentale ambiguïté de la philosophie : nostra res agitur ; il s'agit de nous, — nous devrions tout comprendre, en lisant Platon, Descartes et Kant ; ce sont des hommes comme tout le monde et cependant le propre de leur méditation solitaire a été de laisser après eux des oeuvres que l'on ne saurait comprendre sans avoir préalablement assimilé les rudiments d'une langue barbare dont chaque terme porte une signification à part, exclusive de toute interprétation généralisante, également éloignée du sens commun ou du sens que chaque lecteur pourrait personnellement y attacher.. »

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