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Les nombres gouvernent-ils le monde ?

Extrait du document

« I.

— INTRODUCTION. Notre siècle semble être devenu mathématique avant tout.

Les sciences physiques elles-mêmes, plaçant au second plan l'expérience, ne dépendent plus que des chiffres. Cependant, un des penseurs antiques les plus influents, Pythagore, célèbre par son théorème de géométrie connu de tous les lycéens, avait déjà prôné la théorie des nombres.

Selon lui, le monde s'expliquerait par les nombres, parce que ceux-ci le gouvernent. II.

— EXPLICATION. L'homme a tendance à faire de tout une chose, c'est-à-dire une réalité indépendante de sa pensée. Bien que l'histoire de Pythagore soit entourée de légendes, il semble que ce dernier ait fait des nombres une chose, une sorte de substance analogue à l'atome des chimistes. Aristote rapporte comme suit la théorie des pythagoriciens : "Ce sont les nombres qui constituent les substances sensibles.

Ils construisent, en effet, l'univers au moyen des nombres." Selon cette hypothèse, le nombre serait l'élément dernier de toutes choses.

Le monde se ramènerait à des nombres et à des combinaisons dei nombres. Il est certes difficile d'admettre que ceux-ci soient des choses et qu'ils puissent exister quand il n'y a rien à compter.

Mais c'est par le nombre des choses que nous déterminons leur nature et que nous prévoyons les événements du monde.

Le médecin compte les pulsations du coeur de son malade afin de suivre l'évolution du mal; le botaniste compte le nombre de pétales ou d'étamines des fleurs pour aboutir à la classification naturelle.

Chacun connaît l'importance de la mesure dans les sciences physiques, et la mesure s'exprime par des nombres. Le mot nombre a un autre sens.

Dans le Livre de la Sagesse on lit : "Dieu a tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids." On peut traduire que le Créateur a mis en toutes choses de l'ordre, de la proportion, de l'harmonie. Dans ce cas, les nombres gouvernent le monde signifierait que ce dernier est régi par des lois exprimant des rapports simples.

On prête à Platon le mot : "Dieu construit tout géométriquement".

Apparemment, les figures géométriques semblent être l'oeuvre de l'esprit, mais sous les apparences, on retrouve dans tout la géométrie et les nombres. C'est d'abord l'astronomie qui a donné aux premiers observateurs l'idée du "pangéométrisme du monde".

Les astres se déplacent suivant des courbes régulières que les premiers astronomes croyaient des circonférences.

On sait aujourd'hui que ces courbes ne sont pas des circonférences mais des ellipses et les rapports qui définissent ces dernières sont précis et simples. Déjà, au temps de Pythagore, on avait remarqué que l'harmonie musicale dépend essentiellement du nombre. Galilée découvrit que la durée des oscillations du pendule est en raison directe de la racine carrée de sa longueur.

Il formula aussi que la vitesse des corps en chute libre est proportionnelle au temps de chute et les espaces parcourus proportionnels au carré des temps de chute. La chimie fournit plusieurs exemples confirmant la théorie platonicienne des nombres, comme la loi des proportions définies de Proust, ou celle des proportions multiples de Dalton. De nos jours, la physique de l'atome fournit une nouvelle illustration de l'importance du nombre dans la constitution de la matière.

Si la théorie électronique est vraie, les corps simples de jadis se décomposent en corpuscules élémentaires, identiques entre eux, que l'on retrouve dans tous les corps.

Les différences de propriétés observées dans les diverses substances matérielles résulteraient du nombre d'électrons planétaires qui entourent le noyau. Dans ce cas encore, les nombres semblent vraiment gouverner le monde. Dans les domaines de la botanique et de la biologie animale, les exemples sont aussi nombreux.

Il suffit d'observer les formes géométriques que réalisent le nombre de feuilles et de fleurs des plantes.

Le Docteur Carrel n'a-t-il pas formulé une loi de la cicatrisation des plaies, vérifiable, paraît-il ? Nous constatons dans la nature, une tendance mystérieuse à l'ordre et à la régularité, régie par des rapports simples et harmonieux.

Reste à savoir si ces faits, même nombreux, suffisent à justifier pleinement l'affirmation : les nombres gouvernent le monde. III.

— VALEUR DE LA FORMULE. Constatons d'abord que s'il y a de l'ordre dans le, inonde, il existe aussi beaucoup de désordre. Nous admirons la simplicité de la courbe décrite par les planètes, mais le tracé de cette route n'a point la régularité rigoureuse que nous lui prêtons, influencé qu'il est, par diverses attractions que l'astronome néglige.

Ne dirait-on pas que les astres et étoiles ont été semés au hasard. Il existe certaines lois physiques pour lesquelles il est impossible jusqu'ici d'établir une courbe géométrique régulière. De plus, quelques-unes d'entre elles, comme celles des températures, des vitesses moyennes, des angles très petits, ne sont justes que dans des limites données. Les particularités de chaque être vivant ne semblent point être gouvernées par les nombres; pensons à la diversité des caractères des hommes. Les édifices atomique et moléculaire mettent bien en valeur le rôle capital du nombre dans la constitution des éléments du nombre, mais sommes-nous bien capables d'observer les faits dans des conditions favorables et à l'échelle voulue ? Les nombres ne parviennent pas encore à expliquer, de façon très satisfaisante, certains phénomènes vitaux comme l'hérédité ou certains cas humains individuels... IV.

— CONCLUSION. Il faut admettre l'importance des nombres dans la marche du monde, mais, ils ne régissent pas tout exclusivement. L'intelligence humaine est capable d'ordonner rationnellement les choses.

Elle recherche l'harmonie et l'ordre, ce qui serait impossible sans les rapports entre les phénomènes, qui se concrétisent par des nombres.

La matière aveugle et insensible réalise elle aussi une oeuvre qui semble remplie d'intelligence.

Demandons-nous pourquoi toutes les légumineuses portent des fleurs à cinq pétales ou pourquoi tous les crabes ont huit pattes et deux pinces ! Là encore règne le nombre ! Une référence pour aller plus loin: Galilée est un savant du XVI ième siècle, connu comme le véritable fondateur de la physique moderne, et l'homme auquel l'Inquisition intenta un procès pour avoir soutenu que la Terre tournait sur elle-même et autour du soleil. Dans un ouvrage polémique, « L'essayeur », écrit en 1623, on lit cette phrase : « La philosophie [ici synonyme de science] est écrite dans ce très vaste livre qui constamment se tient ouvert devant nos yeux –je veux dire l'univers- mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.

Or il est écrit en langage mathématique et ses caractères sont les triangles, les cercles, et autres figures géométriques, sans lesquels il est absolument impossible d'en comprendre un mot, sans lesquels on erre vraiment dans un labyrinthe obscur .

» Dans notre citation, la nature est comparée à un livre, que la science a pour but de déchiffrer.

Mais l'alphabet qui permettrait de lire cet ouvrage, d'arracher à l'univers ses secrets, ce sont les mathématiques.

Faire de la physique, saisir les lois de la nature, c'est d'abord calculer, faire des mathématiques.

Galilée est le premier à pratiquer la physique telle que nous la connaissons: celle où les lois de la nature sont écrites sous forme d'équations mathématiques, et où les paramètres se mesurent. Pour un homme du vingtième siècle cette imbrication de la physique et des mathématiques va de soi, comme il semble évident que nous devons mesurer et calculer les phénomènes observés.

Pourtant, c'est une véritable révolution qui se manifeste dans ces lignes : elles signent la fin d'une tradition d'au moins vingt et un siècle.

La tradition inaugurée par Aristote, et que Saint Thomas a christianisé au treizième siècle.

Pour comprendre la portée de cette révolution qui manifeste et renforce une véritable crise de civilisation, il faut d'abord exposer la vision du monde et des sciences qui prédominait jusqu'à Galilée. Koyré a magnifiquement résumé le changement du monde qui s'opère entre le XVI ième et le XVII ième : on passe du « monde clos à l'univers infini ». Pour les anciens, le monde était fini, comparable à une sphère, dont le centre était la Terre, immobile au centre du monde, et la circonférence les étoiles fixes.

L'espace est non seulement fini, clos, achevé, mais parfaitement ordonné. De plus, les anciens séparaient ce monde en deux zones : le supralunaire (au-dessus de la Lune), et le sublunaire (au-dessous de la Lune).

Ils croyaient que le monde supralunaire était parfait, immuable, car on observe à l'oeil nu que le cours des astres est régulier, et toujours identique, et l'un ne peut voir aucun accident, aucun changement à la surface des étoiles.

Par contre, sur Terre, tout change, tout se modifie constamment : les choses apparaissent, se transforment et meurent.

Tout est dans un perpétuel changement.

Notre monde était considéré comme celui de la génération et de la corruption, par opposition à celui des astres. C'est ainsi qu'on en arrivait à penser une hiérarchie et une imitation d'un monde à un autre.

Notre monde imparfait et changeant tentait d'imiter le caractère incorruptible et parfait du monde des étoiles.

Par exemple, si l'individu doit mourir, en se reproduisant il perpétue l'espèce.

L'individu meurt mais l'espèce est immortelle.

Se reproduire revient à tenter d'imiter, autant qu'il se possible, l'immortalité du monde supralunaire. On a donc un monde orienté de façon absolue.

Non seulement la Terre est le centre du monde, mais chaque chose a sa place naturelle, chaque élément son lieu naturel.

Ainsi la pierre est attirée par la terre, et y retombera toujours si on la lance, ainsi le feu « monte » vers son lieu naturel, l'éther.

Cette vision du mode est celle d'un cosmos, clos, achevé, hiérarchisé.

Chaque chose, dont l'homme, y a sa place et sa fonction. Enfin, cette vision, qui est celle que les contemporains de Galilée reçoivent d'Aristote, interdit que l'on fasse de la physique mathématique.

La physique s'occupe des corps concrets & naturels.

La mathématique s'occupe d'objets abstraits.

On ne trouve pas sur Terre d'objets parfaitement sphériques comme ceux qu'étudient les mathématiques, on ne trouve pas dans la nature où tout est en trois dimensions de cercle censé se situer dans un espace à deux dimensions, puisque le cercle mathématique n'a pas d'épaisseur. Avec les découvertes de Galilée, tout change.

Galilée est le premier à avoir l'idée de pointer la lunette récemment découverte sur le ciel.

Il découvre des tâches solaires, des volcans et des cratères lunaires, et montre que la voie lactée est faite de milliers d'étoiles.

C'est donc que le monde supralunaire n'est pas parfait, immuable, incorruptible.

Ces cratères et ces tâches sont le signe qu'il y a changement, génération & corruption partout dans l'univers. Galilée est le premier à formuler correctement la loi de la chute des corps, à calculer le rapport de la distance parcourue par un objet qui tombe, le temps de la chute et sa vitesse.

Il montre alors deux choses : Ø Il n'y a pas de lieu naturel des corps, la notion de mouvement est relative à la place et au mouvement de celui qui observe.

Par exemple si un marin en haut d'un mât laisse tomber une pierre sur le bateau, il verra la pierre tomber en ligne droite.

Mais un observateur sur un pont verra la pierre tomber suivant une parabole.

Ou encore si je suis dans un train, j'ai l'impression d'être immobile et que les objets hors du train se meuvent ; Ø On peut exprimer le mouvement des corps et prévoir leur chute grâce à une formulation mathématique.

Les mathématiques peuvent servir de « langage » pour décrire la réalité concrète des corps physiques. Enfin, Galilée en vient à soutenir que Copernic avait raison : la Terre n'est pas au centre du monde ; elle n'est pas immobile.

C'est le soleil qui est au centre du monde, et la Terre tourne autour de lui et sur elle-même.

De plus, le monde n'est certainement pas fini, mais infini. Avec toutes ces découvertes, c'en est terminé du monde tel que l'Antiquité puis le Moyen-Age se le représentaient.

Galilée ouvre une crise extrêmement grave : toute une vision du monde s'écroule.

L'homme perd sa place au centre du monde.

Il n'a plus de fonction définie au sein du monde hiérarchisé et fini : il est sur une planète comme une autre, perdu dans une infinité.

Il n'a plus de monde à imiter : la nature n'est plus qu'un livre froid, désenchanté, accessible à l'abstraction mathématique. Pour les anciens, le monde était « plein de dieux » (Héraclite), pour les chrétiens médiéval, il chantait la gloire de Dieu par sa beauté, son ordre, sa perfection.

Pour les savants de XVII ième siècle, il est « écrit en langage mathématique », dans la froide abstraction des figures géométriques.

Il ne parle plus au coeur de l'homme, il ne l'entretient plus de la gloire de Dieu, il faut, au contraire, péniblement le déchiffrer grâce à la langue la plus rationnelle et la plus glacée qui soit : les mathématiques.

Un accusateur de Galilée le dira ; si celui-ci a raison, nous ne sommes plus le centre du monde mais « comme des fourmis attachées à un ballon » : des êtres insignifiants sur une planète comme les autres. Ce sont Descartes & Pascal qui tireront les conséquences philosophiques et théologiques de cette révolution dans les sciences.

Ce sont eux qui comprendront qu'il faut absolument redéfinir la place de l'homme dans ce monde infini et glacé où rien ne lui indique ni son lieu ni sa fonction.. »

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