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Les faits ne sont-ils jamais perçus qu'à travers des théories ?

Extrait du document

« INTRODUCTION.

— Cl.

BERNARD, dans l'Introduction à la Médecine expérimentale, pose le principe suivant, résumant une thèse qui lui est chère : « L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes, et garder toujours sa liberté d'esprit.

» Et il s'explique : « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées, non seulement sont mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font encore de très mauvaises observations.

Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ces résultats qu'une confirmation de leur théorie.

Ils défigurent ainsi l'observation.« H.

POINCARÉ, lui, note, dans La Science et l'Hypothèse : « On dit souvent qu'il faut expérimenter sans idées préconçues.

Cela n'est pas possible; non seulement ce serait rendre toute expérience stérile, mais on le voudrait qu'on ne le pourrait pas.

» Ces deux affirmations se contredisent-elles absolument ? Non.

Tout d'abord, comme le remarque DUHEM (La Théorie physique, 2e partie, chap.

vi), elles font allusion à deux sciences différentes et qui sont à deux stades différents de leur croissance : la physiologie naissante, et la physique moderne si élaborée et si complexe.

Mais, de plus, ces deux affirmations expriment deux attitudes complémentaires, toutes deux nécessaires au chercheur : d'une part, la liberté d'esprit et la fidélité à l'objet de l'observation, et, d'autre part, l'activité constructive et synthétique de l'esprit, l'intuition créatrice guidée par le fil conducteur des théories.

Celles-ci sont, en effet, présentes à l'esprit, à la fois lorsqu'il perçoit le fait scientifique comme tel, et lorsqu'il l'interprète. I.

— LA PERCEPTION DU FAIT COMME FAIT SCIENTIFIQUE SUPPOSE LA RÉFÉRENCE AU MOINS IMPLICITE A UNE OU PLUSIEURS THÉORIES AU SENS LARGE DU MOT. A.

Cela ressort de la simple définition des termes « théorie » et « fait scientifique ». a) La « théorie » est une hypothèse destinée à unifier un certain nombre de lois. b) Le « fait scientifique » est différent du fait banal : il est susceptible de répétition : c'est un fait qui, dépouillé de tout ce qu'il y a d'accidentel et d'anecdotique dans sa réalisation, est essentiellement généralisable; il est mesurable: par là il suppose que la définition préalable de certaines grandeurs et de méthodes de perception indirecte parfois complexes : instruments, méthodes d'expérimentation, etc. B.

Conséquences de la nature du fait scientifique. a) Son caractère d'être susceptible de répétition impliquant une généralisation, suppose : — l'hypothèse générale du déterminisme : il y a un ordre dans la nature; — la conviction que le fait en question obéit à certaines lois connues ou à trouver. b) Son caractère mesurable et sa perception indirecte impliquent une grande complexité de moyens instrumentaux : ces moyens supposent qu'on connaît et qu'on applique dans chaque expérience de nombreuses théories, dont les appareils employés sont des applications, et les grandeurs mesurées des notions fondamentales. Ainsi, si j'étudie au moyen d'un spectroscope un spectre de raies lumineuses donné par une étincelle électrique éclatant dans un gaz : La nature de l'expérience n'est intelligible pour moi qu'à travers plusieurs théories, comme par exemple celle qui relie les lois de la dispersion de la lumière aux différentes longueurs d'ondes, principe du spectroscope, et celle qui relie chaque élément chimique à un spectre de raies donné; Le résultat quantitatif de l'expérience n'est perceptible qu'à travers ces mêmes théories, et les données immédiates de l'expérience doivent être interprétées par référence à l'appareil idéal que je compare à celui que j'ai entre les mains : calcul des erreurs et estimation de la marge d'exactitude par référence à une expérience idéale. Plus la technique instrumentale scientifique se développe, plus la perception des faits devient une perception indirecte, supposant l'intermédiaire d'un grand nombre de théories nécessaires pour donner une signification aux faits.

Ainsi, la trajectoire d'un corpuscule photographiée dans la chambre de WILSON ne prend de sens pour le savant que par l'intermédiaire d'une multitude de notions de physique atomique.

Pour un profane, cette trajectoire n'est qu'un trait blanc plus ou moins courbé sans signification. II.

— L'iNTERPRÉTATION DU FAIT SCIENTIFIQUE CONSISTE A £E RÉFÉRER A UNE THÉORIE DOÎT IL APPARAÎT COMME UN CAS PARTICULIER. a) Ou bien il s'agit d'un fait nouveau qui suggère une théorie nouvelle : ainsi en fut-il des franges d'interférence et de diffraction qui, étudiées par FRESNEL, lui suggérèrent la nouvelle théorie ondulatoire. b) Ou bien il s'agit d'un fait prévu par la théorie déjà constituée, et dont la vérification doit appuyer cette théorie : ainsi, la diffraction des rayons lumineux derrière un petit écran prévue par le calcul de POISSON d'après la théorie de FRESNEL.. c) Ou bien il s'agit d'un fait constituant une expérience cruciale et devant décider entre deux théories en présence : ainsi en fut-il de l'expérience de FOUCAULT comparant la vitesse de la lumière dans l'air et dans l'eau (voir la dissertation suivante). d) Ou bien enfin le résultat imprévu d'une expérience laisse les esprits des savants dans la perplexité jusqu'à ce que l'un d'eux arrive à le rattacher à une théorie qu'il précise à cet effet ou qu'il construit de toutes pièces : c'est alors le point de départ d'une théorie nouvelle.

Ainsi, à la fin du siècle dernier, le physicien américain MICHELSON tenta de mettre en relief le mouvement, de la terre autour du soleil en comparant les vitesses relatives de la lumière dans la direction du mouvement de la terre et dans la direction perpendiculaire : le résultat de l'expérience fut négatif : la vitesse de la lumière était la même dans toutes les directions.

Ce fait resta inexpliqué jusqu'à ce que LORENTZ, puis EINSTEIN conçurent la théorie de la relativité, dont l'expérience de MICHELSON fut le point de départ. CONCLUSION — On le voit, le fait scientifique est tout différent du fait historique.

Comme le marque POINCARÉ, ce qui intéresse l'historien, c'est le caractère unique et individuel d'un fait.

Au contraire, ce qui intéresse un savant dans le fait, scientifique, c'est la relation théorique et généralisable qu'il décèle entre divers phénomènes.

Aussi bien dans sa perception que dans son interprétation, le fait n'existe comme fait scientifique que s'il se situe dans la construction d'ensemble des théories scientifiques. Ceci ne diminue pas de soi la liberté d'esprit qui doit être celle du chercheur.

Les idées préconçues inconscientes, dit POINCARÉ, sont mille fois plus dangereuses que les autres.

Or, les théories qui guident le savant dans l'expérimentation ne sont nullement des idées préconçues inconscientes.

L'esprit n'est pas esclave des maîtres qu'il se donne en connaissance de cause, mais de.

ceux qu'il subit malgré lui ou sans le.

savoir.. »

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