Les artistes sont-ils des narcisses ?

« Un artiste est un individu qui pratique cette activité singulière qu'est l'art.

Jusqu'au dix-huitième siècle, le terme « art » désignait l'ensemble des techniques de production d'artefacts : tel était encore le cas dans le Discours sur les sciences et les arts (1750) de Jean-Jacques Rousseau.

Aujourd'hui, par art nous entendons plutôt une activité créatrice gratuite, mais sérieuse, qui représente dans des œuvres un état de la sensibilité et de la pensée d'une époque, en s'opposant à la fois à la disgrâce qui frappe les activités techniques utilitaires, jugées serviles, et à la futilité des activités ludiques vouées au divertissement.

Ni labeur, ni distraction, l'œuvre d'art incarne et suggère un sentiment de la vie. Nous appelons narcisse un individu imbu de sa personne, orgueilleux, soucieux de son apparence.

Celui qui se préoccupe avec excès de l'image qu'il donne aux autres, qui s'avère exclusivement préoccupé de sa propre image est un narcisse.

Deux traits le distinguent tout particulièrement : d'une part, l'orgueil ; de l'autre, l'égocentrisme, puisque la préoccupation excessive de lui-même le détourne des autres. Balzac écrivait dans les Illusions perdues qu'un artiste est toujours un peu une femme, précisément en raison de son narcissisme.

En dépit de l'apparente identité des artistes et des narcisses, n'existe-il pas une différence fondamentale entre les deux : alors que narcisse ne crée rien, hormis une image de lui-même dont il tombe amoureux, l'artiste est un travailleur qui modèle une matière et crée un monde ? I. a. Le narcissisme est-il un caractère propre à tous les artistes ? La création suppose une attention extrême portée au vécu et à l'intériorité L'identification des artistes à des narcisses peut paraître tout à fait justifiée : en effet, toute activité artistique implique une attention scrupuleuse de l'artiste à son propre vécu et à son intériorité.

L'artiste médite son expérience et l'utilise pour créer, suscite en lui-même des états particuliers (par exemple, la tristesse ou la colère) pour se rendre capable de les exprimer.

Pensons au livre de Stanislavski intitulé « La technique de l'acteur » : il montre que l'acteur doit se remémorer ses expériences et faire affleurer ses sentiments pour les traduire sur scène.

L'activité de l'artiste sur lui-même est une forme de narcissisme. b. L'artiste se produit lui-même en extériorisant son intériorité Voici pour la dimension égocentrique de l'activité artistique.

Elle a également une dimension orgueilleuse dans la mesure où toute activité artistique consiste pour l'artiste à extérioriser son intériorité.

Dans le travail de la matière (qu'il s'agisse de mots, de sons, de marbre….) l'artiste révèle ce qu'il est, extériorise et matérialise son monde intérieur, de sorte qu'en produisant ce qu'il fait, il produit par la même ce qu'il est.

Il suffit de considérer quel attachement est celui des artistes à leurs œuvres, quelle est leur susceptibilité : l'artiste est un narcisse car il attache une importance extrême à ce qu'il est à travers l'objet qu'il a produit. II. a. Les artistes sont infiniment plus que des narcisses Activité improductive et création Cependant, même s'il existe des raisons de rapprocher l'artiste d'un narcisse, il n'en reste pas moins que l'artiste est infiniment plus qu'un narcisse.

Que fait narcisse ? Il passe sa vie dans une activité improductive d'auto contemplation, de louange de lui-même, entretenant un rapport spéculaire à sa propre image.

L'artiste, lui, est créateur, il fait advenir un objet qui l'exprime et qui sans lui ne serait jamais parvenu à l'être.

L'artiste se distingue de narcisse car il est un producteur. b. Production immédiate de l'intériorité et travail pour le modeler Par ailleurs, l'artiste ne peut être entièrement identifié à un narcisse dans la mesure où pour narcisse, la production de sa propre image est immédiate : il lui suffit de se contempler, de se parer, et de paraître devant les autres.

A l'inverse, l'artiste, s'il est vrai qu'il se produit devant les autres par l'intermédiaire de sa création, ne le fait qu'au prix d'un travail, qui modèle et modifie son image, de sorte que l'image que donne l'artiste de lui-même n'est jamais un portrait fidèle.

L'artiste n'est pas qu'un narcisse, dans la mesure où il existe une distinction entre ce que Proust appelle dans le Contre Sainte Beuve un moi artistique et un moi social.

Narcisse n'est pas clivé : il est tout entier, et immédiatement, lui-même.. »