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Le suicide est-il un fait social ?

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« Le suicide est un thème récurrent dans l'histoire de la philosophie, et, quoique l'analyse sociologique du suicide ne date que de la fin du XIXe siècle, on peut dire que la conscience du caractère de fait social du suicide est en germe dès l'antiquité.

Ainsi, le suicide de Socrate, mis en scène par Platon dans L'Apologie de Socrate, ressemble de très près à ce que Durkheim qualifie de « suicide altruiste ».

L'individu se sacrifie pour la cohérence de la société à laquelle il appartient.

Toutefois, nous nous demanderons, après avoir rappelé les analyses de Durkheim, si l'approche sociologique du suicide épuise toute l'épaisseur de cet acte. I- Qu'est-ce qu'un fait social ? A la fin du XIXe siècle, Emil Durkheim cherche à élaborer une science de la société, de son fonctionnement, la sociologie.

D'après Auguste Comte, qui est l'inventeur du terme (il avait choisi au départ celui de « physique sociale », mais il lui a été ravi par Quetelet), la sociologie représente l'avènement de l'esprit positif, c'est-à-dire du progrès scientifique.

Fidèle aux exigences du positivisme, Durkheim entend définir ce qu'est un « fait social » de la manière la plus objective possible. Selon Durkheim, le fait social possède deux caractéristiques principales : il est collectif et contraignant.

Il représente « un certain état de l'âme collective », autrement dit on ne peut appréhender son sens qu'en adoptant un point de vue général.

Par exemple, si le suicide est un fait social, c'est en tant qu'allure d e la société qu'il fait sens, et n o n c o m m e collection fragmentaire d e tragédies individuelles.

Le fait social transcende les actions individuelles des uns et des autres ; il n'est pas la somme de celles-ci mais au contraire ce qui les conditionne. Durkheim adopte donc une position déterministe : loin d'être le résultat de l'action des individus, le fait social doit être compris comme une conjoncture qui s'impose à eux.

Il faut bien peser les implications d'une telle thèse ; elle conduit en effet à relativiser, voire à sacrifier l'hypothèse d'un libre arbitre.

Il ne va pas de soi que l'on aborde des données statistiques comme des constantes traduisant un certain déterminisme et non comme le résultat simplement contingent, historique, d'actes individuels.

Une telle position est déjà celle de Quetelet, lequel se justifie, comme Durkheim, en invoquant la régularité des statistiques pour inférer de celles-ci qu'elles traduisent bien un déterminisme et non une conjoncture arbitraire. II- Le suicide est un fait social. Dans un livre, Le Suicide, publié en 1897, Durkheim s'emploie à démontrer que le suicide est un fait social.

Pour mesurer l'importance de cette œuvre, il faut souligner que celle-ci ne consiste pas simplement à développer une analyse sociologique du suicide, m a i s tout en m ê m e temps, elle consiste à contester l'idée d'une nature extra-sociale du suicide.

Contre l'opinion, qui thématise spontanément le suicide comme le résultat d'une décision individuelle, comme le terme d'une tragédie privée, Durkheim fait du suicide un fait social.

Le suicide, que l'on comprend naturellement comme l'expression d'une profonde solitude, est donc avant tout l'expression d'un caractère collectif, d'un état de l'âme sociale. Durkheim écarte ce qu'il appelle les facteurs extra-sociaux du suicide : variations climatiques, contagion par comportement mimétique, influence astrale, héréditaire ou raciale.

Grâce à des recoupements statistiques, il met en évidence le caractère de fait social du suicide : le suicide est dû à un affaiblissement du lien social.

S'il est une tragédie individuelle, il s'explique par une rupture du lien entre l'individu et la société.

Durkheim remarque ainsi qu'il y a plus d e suicides chez les protestants q u e chez les catholiques, or, le protestantisme est une religion plus individualiste, moins intégrante.

De même, il y a davantage de suicides chez les hommes célibataires que chez les hommes mariés, la famille tenant lieu de lien social.

Il y a également plus de suicide chez les ruraux que chez les urbains, là encore l'isolement social participe de l'inégalité constatée. Dire du suicide qu'il est un fait social, c'est en faire une norme, norme dont la nature collective et contraignante est ignorée par les individus.

C'est une compréhension pragmatique du suicide que nous offre Durkheim, une impersonnalisation d'un acte pourtant des plus personnels.

Son analyse permet de souligner l'importance du lien social dans la vie de chacun ; déjà dans son Système de politique positive, Auguste Comte considérait que l'unité sociologique était constituée par le couple et que l'individu isolé, célibataire, ne comptait pour rien.

Autrement dit nous n'avons d'existence sociale que lorsque nous sommes pris dans des liens sociaux.

La famille et la religion tiennent lieu de paradigmes majeurs du lien social.

Signalons que Comte pensait (à tort selon certains) que l'étymologie du mot religion, venait du latin religare, qui signifie relier. III- Limites de l'approche sociologique du suicide. Il n'est néanmoins pas certain que le prisme durkheimien épuise la profondeur ni l'essence du suicide, l'existence ne se résume p a s à sa seule dimension sociale.

Chaque suicide est une mort personnelle, choisie, le terme d'une histoire individuelle.

L'individu qui commet un tel acte n'a pas le sentiment de « remplir les statistiques », son geste répond à un désespoir amoureux, familial, financier, ou encore à la fuite de la maladie.

C'est un geste spécifique, qui a des raisons déterminées et dont il nous semble que l e s e n s se perd lorsqu'on le considère comme le fruit d'un déterminisme social invisible et régulier.

La mort est une épreuve existentielle et non un fait social, quand bien m ê m e on peut dire, schématiquement, qu'elle en p o s s è d e les caractéristiques : elle est en effet collective et contraignante. Or, le suicide, c'est une certaine façon de mourir, de s'approprier sa mort.

Dans le suicide il en va non pas seulement de la relation d e l'individu à la société m a i s d e sa propre relation à la mort, de l'image qu'il s'en fait.

Une perspective existentialiste nous semble plus riche pour apprécier l'épaisseur du suicide.

Dans La Mort, Jankélévitch tourne en dérision les tentatives thématisées depuis l'antiquité pour se préparer à mourir, d'après lui on ne peut apprendre à mourir, la mort est un événement tranchant et transcendant, dont on ne peut anticiper le caractère métempirique.

Le suicide c'est une certaine manière d'appréhender la mort, en la devançant d e soi même en quelque sorte. Il nous semble que l'approche sociologique du suicide occulte la singularité de ce rapport à la mort.

Le suicide peut certes faire l'objet d'une étude sociologique, la philosophie gagne à épouser, nous le croyons, une perspective existentialiste lorsqu'elle aborde ce thème.

Faire du suicide un fait social au même titre que la mode c'est en manquer la valeur existentielle.

La confusion entre les deux perspectives, sociales et existentielles, nous paraît criante dans le débat actuel autour de l'euthanasie.

Certains voient dans l'euthanasie active un progrès vers la fin d'une hypocrisie sociale, tandis que d'autres y lisent au contraire la dégradation d'une décision personnelle et existentielle en protocole administratif.

En effet, nombreuses sont les patients désirants se faire euthanasier et pourtant capables de se suicider seuls, en témoigne la récente affaire Chantal Sébire. Conclusion : La perspective ouverte par Durkheim consiste à comprendre le suicide comme le résultat de modifications du lien social et non comme celui de la variation d'un état de conscience individuelle.

La dépression puis le suicide d'un individu sont causés par des facteurs sociaux, dont le déterminisme est attesté par la régularité des statistiques.

Quoique qu'une telle lecture ait sa pertinence, il nous a s e m b l é que le suicide ne pouvait se résumer à n'être qu'un fait social.

Les facteurs du suicide sont importants, la philosophie doit néanmoins s'intéresser tout autant à l'avoir lieu du suicide en tant qu'épreuve privée, singulière et existentielle.

Si le suicide, par exemple celui de Socrate, ou de résistant politiques, peut recevoir une signification sociale, il est avant tout une décision existentielle, un acte de courage ou d'épuisement, il est la décision la plus privée qui soit.

A l'opposé d e la lecture déterministe qu'en livre Durkheim, nous pouvons dire qu'il est un acte libre, en tant qu'il devance l'arbitraire de la mort.

S'il est incontestablement un fait social, selon les critères durkheimien, il ne saurait donc s'y résumer.. »

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