Le langage dans un texte de Bergson. ?
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Le langage n'est-il qu'une médiation, un obstacle, entre langage et pensée, langage & réalité, ou peut-il se
comporter en intermédiaire fidèle ? N ‘arrivons-nous à penser qu'en dépit des mots, que malgré le langage ?
Bergson est un remarquable interprète de la thèse selon laquelle le langage fait obstacle à la
pensée : sa conception des rapports entre la vie et la réalité fournit le sol propice à cette thèse ; elle
sera en effet le socle de sa distinction entre langage et pensée.
La vie, au sens où l'entend Bergson, est action, et s'oppose à la réalité
qu'elle nous empêche de voir.
Si vivre, c'est agir, c'est choisir : c'est donc
sélectionner ce qui répond en besoin, et élaborer des choses une conception qui
dépend des besoins.
Dans l'action et pour remplir les besoins de la vie, nous
concevons les choses selon un temps spatialité alors que la réalité est pure
durée.
Nous organisons la vie autour d'habitudes alors que la vraie vie est
création continue d'imprévisible nouveauté.
Enfin nous la régissons à partir
d'idées générales abstraites alors que la durée, la vie ne peuvent être l'objet que
d'une intuition.
Par conséquent, ce n'est pas seulement la vie qui nous masque la vraie
réalité, c'est aussi le langage, puisque celui-ci est un des moyens par lesquels
nous manquons la réalité.
Donc le langage ne fait que renforcer quelque chose
d'inscrit dans les besoins de la vie, et qui nous éloigne de la réalité.
Le langage
est un instrument de l'intelligence, mais il trahit à la fois la réalité et la pensée.
On comprend mieux dans ces conditions que Bergson définisse le mot
comme un « voile ».
Le mot jette sur la chose un obstacle qui ne la laisse qu'à
demi visible.
On ne peut plus que deviner la chose à travers le mot : la
métaphore du masquage ajoute ici l'idée d'une dissimulation volontaire.
Le
langage renforce donc bien le système d'habitude des besoins.
En quoi maintenant le mot obscurcit-il la chose ? Le
langage n'est capable de désigner que ce qui est utile à l'action, donc d'une chose il ne dit que des généralités : il
ne renvoie qu'au genre de la chose.
Le mot oublie les différences, il ne permet que la fixation des généralités : c'est
la raison pour laquelle Bergson défend la théorie du mot-étiquette.
Le mot renvoie à une classe d'objets, mais parmi
cette classe, il manque la différence spécifique de tel objet de cette classe : le langage a donc tendance à égaliser
les contours de toutes choses dans une même classe, manquant par là la mobilité qui est la marque de la vraie
réalité, et qui plus est nous habituant à ne plus la penser.
En conséquence, la pensée et le langage deviennent
hétérogènes et même ennemis : « la pensée demeure incommensurable avec le langage » : il n'y a plus entre eux de
commune mesure.
Le mot a de ce fait trop souvent tendance à n'être que ce que Bergson appelle un « concept rigide »,
incapable de saisir la souplesse de la réalité.
Les pires théories du scientisme sont donc à mettre au débit du
langage, en tant que celui-ci se fait le véhicule des conceptions les plus figeantes : le temps homogène est une
véritable idole du langage.
Le scientisme peut être compris comme un verbalisme.
Le langage, donc n'est générateur
que d'idées générales, dont il faut aussi peu attendre qu'il nous montre la vraie réalité qu'il ne faut attendre de
billets de banque qu'ils renvoient à un objet stable et défini.
Le langage apparaît ici comme une convention aussi
raide dans son essence qu'elle est fragile dans son existence.
Cependant, ce n'est pas seulement à partir du mot comme voile ou comme étiquette que Bergson rend
compte des rapports du langage et de la pensée.
Le langage, dans le droit fil des définitions qui précèdent, paraît
n'être finalement plus qu'un « réflexe », et cependant il n'en a pas toujours été ainsi.
En effet, le langage dans son
état originel était capable de renvoyer aux choses sans les voiler ou les étiqueter.
« Le langage même […] est fait
pour désigner des choses et rien que des choses : c'est seulement parce que le mot est mobile, parce qu'il chemine
d'une chose à une autre, que l'intelligence devait tôt ou tard le prendre en chemin ».
Le langage est à l'origine fait
pour les choses, ce qui veut dire à la fois qu'à l'origine il ne saurait désigner des genres des genres ne s'adapterait
pas à des sentiments personnels, et que le langage n'a pas toujours été investi par l'intelligence pour être un moyen
à sa discrétion : par conséquent, le langage a aussi su désigner les choses.
Mais l'intelligence a trouvé en lui un bon
moyen d'arriver à ses fins et se l'est approprié, étendant aux états de conscience ce qui ne pouvait valoir que pour
les choses.
Néanmoins, le langage fait ici preuve d'autres virtualités : il est peut-être possible d'écarter le rôle de
l'intelligence pour redonner au langage une certaine positivité.
C'est ce que l'exemple de l ‘écrivain nous permet de penser.
En effet, Bergson définit (dans « Le Rire ») l'art
comme « une vision plus directe de la réalité ».
Or, il y a bien des arts, littérature, poésie, qui emploient le langage :
donc le langage peut lui aussi permettre de voir la réalité et donc de penser.
La question se présente là aussi en
apparence sous forme de paradoxe : le rôle de l'écrivain consiste « à nous faire oublier qu'il emploie des mots ».
Ecrirait-on malgré les mots ? C'est qu'il y a dans le mot quelque chose qui transcende virtuellement l'usage que
nous en faisons habituellement : c'est ce que Bergson appelle sa mobilité, c'est-à-dire son adaptivité à la chose.
On peut comprendre cela de deux manières :
Ø D'abord en ce que chaque mot transcende le précédent : c'est la multiplicité des mots et des qualifications
qui finit ici par rattraper la mobilité de la chose.
Ø En un second sens, c'est la métaphore juste qui permet au mot de se débarrasser de son rôle habituel
d'attributeur de genres.
L'écrivain est celui qui est capable de faire dire aux mots les spécificités de ce à
quoi le mot renvoie.
Il n'est sans doute pas anodin de remarquer ici que cette théorie de la substitution
au « concept rigide » d'un concept « fluide » capable de dire la ré alité, intervient au moment où le roman
se révolutionne, et commence à vouloir épouser la mobilité de ce flux intérieur qu'est le flux de la
conscience (Dostoievski, Proust, et bientôt Gide et Joyce).
Il va de soi que ces résultats concernent aussi la philosophie : un tel art d'écrire mis au service de la philosophie (et
par Bergson lui-même, qui s'attribue volontiers les qualités de l'écrivain) permettra de redresser les erreurs.
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