La vie en société nous rend-elle dépendants du jugement d'autrui ?
Extrait du document
«
[Introduction]
On oppose souvent la solitude et l'aridité de la quête de la vérité aux apparences trompeuses de la vie sociale.
L'homme devrait faire retraite en lui-même et s'émanciper du jugement simplement reçu d'autrui (le préjugé) afin
d'initier une pensée autonome et personnelle, dans les domaines théorique et éthique.
Mais la dépendance envers le jugement d'autrui peut aussi être comprise en un sens positif.
Car comment pourraiton penser juste si l'on ne communiquait ses pensées à autrui et s'il ne nous communiquait les siennes ? Peut-on
concevoir la quête de la vérité sans intersubjectivité ?
L'enjeu (et le paradoxe) de ce questionnement est de savoir dans quelle mesure cette dépendance à l'égard du
jugement d'autrui permet à chacun de progresser vers plus d'autonomie.
[I.
La vie en société aliène le jugement personnel]
[1.
Le jugement est affaire personnelle et non sociale]
C'est une constante de la philosophie que d'opposer la pensée autonome et personnelle à l'opinion reçue d'autrui ou
au jugement « hétéronome ».
Dès sa naissance, l'homme est en effet soumis à l'influence, voire à la dictature du jugement d'autrui.
Ses nourrices,
parents et précepteurs lui indiquent ce qu'il doit penser et comment il convient de se comporter.
Son esprit est ainsi
rempli de préjugés, compris au sens d'opinions reçues d'autrui et dont on n'a pas pris la peine d'examiner le bienfondé.
La preuve de leur particularité est qu'ils peuvent différer selon les cultures, les familles et les époques.
Afin
de s'émanciper d'une telle tutelle sociale, l'homme doit remettre en question ces idées reçues afin de savoir s'il les
conserve ou non.
Il doit les faire passer du statut de simples opinions à celui de jugements fermes et assurés : c'est
le rôle de l'entreprise cartésienne du doute, qui requiert, au moins dans un premier temps, le retrait de l'homme au
plus profond de sa conscience.
[2.
La société pervertit la moralité]
La réflexion cartésienne concerne essentiellement la connaissance théorique.
Car si on doutait de tout et de chacun
dans toutes « les actions de la vie », on ne pourrait plus continuer à vivre.
On peut cependant souligner l'influence
néfaste de la vie sociale sur la moralité elle-même.
Car l'entrée en société inaugure toute une série de rapports : «
Celui qui ne voit qu'un seul objet n'a point de comparaison à faire » (Rousseau, Essai sur l'origine des langues).
L'homme compare ses idées et sa situation (son apparence physique, ses biens...) à celles d'autrui.
Il ne se
considère plus seul, mais à travers le regard de l'autre.
Il est ainsi tenté de donner de lui-même, extérieurement au
moins, une image plaisante et respectable, et il est constamment influencé par le jugement et les moeurs d'autrui.
On peut en voir une illustration paradigmatique dans l'influence de la mode dans nos sociétés : on ne cherche plus à
savoir si l'on se sent bien dans son corps et dans ses vêtements.
Ce qui importe c'est de paraître tel que les autres
nous souhaitent et de se rapprocher le plus près possible de ce que la société considère comme étant « le » canon
du beau, de l'élégant ou de la « tendance ».
La vie en société aliène donc l'homme au sens où elle fait dépendre ses pensées et ses comportements du regard
d'autrui et, surtout, au sens où l'image renvoyée finit par prendre le pas sur l'intériorité.
On a bien affaire à ce que
P.
Bayle appelait, au XVII siècle et dans un autre registre, « le forcement des consciences ».
Et ce « forcement »
est d'autant plus efficace qu'il est le plus souvent inconscient.
Peut-on cependant concevoir une vie pleinement humaine dans l'isolement complet ? La relation avec autrui ne nous
apporte-t-elle vraiment que du négatif ? Ne peut-on concevoir une autre forme de dépendance sociale, permettant
à l'homme de s'acheminer vers davantage d'autonomie ?
[II.
Le jugement d'autrui est nécessaire pour permettre à chacun de devenir autonome]
[1.
L'intersubjectivité stimule le jugement]
Ce qui est condamnable, dans la relation avec autrui, c'est la passivité.
Cette passivité définit un sens fort de
l'aliénation et de la dépendance.
Mais comment concevoir la relation entre deux ou plusieurs consciences d'un point
de vue purement passif ? Merleau-Ponty prend l'exemple du dialogue : « ...
il se constitue entre autrui et moi un
terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés
par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur.
Il y a là
un être à deux » (Husserl, Phénoménologie de la perception).
Autrement dit, l'« intersubjectivité », ou la relation
entre deux subjectivités échangeant honnêtement leurs jugements, a des effets créatifs sur l'une et sur l'autre :
chacune s'ouvre à l'autre et est amenée à modifier son jugement en fonction des arguments découverts.
Or c'est
bien par une telle « dialectique » que Socrate amenait ses interlocuteurs à la vérité..
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