La technique peut-elle changer la morale ?
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Introduction
La technique semble, à première vue, indifférente à la morale : l'une relève, étymologiquement (du grec teknê) de la
production d'objets, l'autre de la sphère des actions humaines (praxis).
Dès lors, comment la technique pourrait-elle
changer la morale ? S'il s'avérait que la technique pouvait influencer la morale, comment faut-il concevoir cette
transformation ? Est-ce une transformation technique, ou au contraire un changement au sein de la morale ellemême ? Ou bien s'agirait-il à la fois d'une transformation technique de la morale, au sens où la morale prendrait en
compte la technique en tant que moyen de décision, et d'un changement moral prenant en compte la technique
comme enjeu spécifique d'élaboration ?
Première partie : La prise en compte de la technique en tant que moyen de décision peut-elle être
considérée comme un changement de la morale ?
A/ La technique, aide à la décision morale ?
- Aristote distingue la technique (teknê) comme sphère d'action visant à la production (poiesis) d'objets : en ceci,
elle se distingue de la sphère de l'action (praxis) proprement dite, qui englobe l'action dont la fin n'est pas extérieure
à l'agent mais réside dans celui-ci (cf.
Ethique à Nicomaque, VI, 4).
Or la morale n'a trait qu'à la sphère de la praxis,
dans laquelle la fin est absolue (Eth.
Nic.
VI, 2).
Dès lors, technique et morale semblent bien être deux sphères
entièrement distinctes.
Néanmoins, la technique ne peut-elle être utilisée par la morale en tant qu'elle serait une aide à la décision ? Dans la
mesure où elle peut fournir des instruments de prévision pour l'action, ne peut-on dire qu'elle entre en rapport avec
la sphère de l'action (morale) proprement dite ? Chez Aristote même, la prudence (phronesis – cf.
livre VI de
l'Ethique à Nicomaque) englobe à la fois la délibération sur la fin et sur les moyens.
Dans la mesure où la technique
peut fournir des moyens à la fois pour la prévision et pour la réalisation de l'action, rendant ainsi par exemple « à
portée de main », possible, ce qui ne l'était pas auparavant (le calcul des crues du Nil peut permettre de prédire les
inondations, et donc d'éviter les dégâts humains causés par celles-ci).
B/ Les questions morales doivent-elles prendre en compte la technique dans leur élaboration ?
Bien que la technique puisse fournir une aide à la prise de décision, ne faut-il pas maintenir pourtant parfaitement
étanches les sphères de la morale et de la technique ? Ne doit-on pas considérer que ce domaine contingent de la
décision ne relève pas de la sphère morale ? C'est bien là le sens de la distinction qu'opère Kant entre les impératifs
hypothétiques de la prudence et de l'habileté et l'impératif catégorique, lequel seul peut être qualifié de moral (2nde
partie des Fondements de la métaphysique des mœurs).
Dans l'introduction à la Critique de la faculté de juger,
Kant va jusqu'à distinguer la sphère « technico-pratique », qui englobe la prudence et l'habileté et ne peut fournir
que des « règles », de la sphère « éthico-pratique », qui impose des lois (pour une comparaison Aristote-Kant à ce
sujet, cf.
Pierre Aubenque, La prudence chez Aristote, PUF, 1963, appendice III « La prudence chez Kant »,
pp.186-213).
Selon Kant, la morale doit ainsi s'élaborer sans aucune référence aux mobiles empiriques, et, par
conséquent, à la technique, puisque l'impératif catégorique ne prend pas en compte la nature contingente du champ
de l'action, mais dérive seulement de l'universalisation de la maxime de notre volonté.
II.
L'évolution de la technique moderne n'implique-t-elle pas un changement de la morale elle-même,
dans la mesure où celle-ci doit penser la technique elle-même dans ses implications morales ?
La philosophie kantienne aboutit ainsi à disjoindre complètement morale et technique : si la technique peut bien
apporter une aide à la décision, cela ne ressort pas de la morale proprement dite et ne peut donc l'affecter.
Pour
autant, ne peut-on penser que l'évolution moderne de la technique aboutit à une véritable transformation de la
morale, au sens où celle-ci ne peut plus se permettre de considérer celle-là comme complètement extérieure à ellemême et donc lui demeurer indifférente ?
A/ La transformation technique de la morale
Selon H.
Marcuse, « l'appareil technique de production et de diffusion (…) tend à devenir totalitaire dans ce sens
qu'il détermine, en même temps que les activités, les attitudes et les aptitudes qu'implique la vise sociale, les
aspirations et les besoins individuels (…) il n'est plus possible de parler de « neutralité » de la technologie.
Il n'est
plus possible d'isoler la technologie de l'usage auquel elle est destinée ; la société technologique est un système de
domination qui fonctionne au niveau même des conceptions et des constructions des techniques » (L'homme
unidimensionnel).
Ainsi, la technique, qui aboutit à la transformation du monde de la nature, conduit finalement à la
transformation de la culture elle-même : elle change donc les normes morales elles-mêmes qui régissent l'action, en.
»
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