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Jean-Jacques Rousseau: Le progrès technique est-il cause de décadence morale ?

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À mesure que le genre humain s'étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes. La différence des terrains, des climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre. Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants, qui consument tout, exigèrent d'eux une nouvelle industrie. Le long de la mer et des rivières, ils inventèrent la ligne et l'hameçon et devinrent pêcheurs et ichtyophages. Dans les forêts, ils se firent des arcs et des flèches et devinrent chasseurs et guerriers. [...] Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés et les instruments qu'ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d'un fort grand loisir l'employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu'ils s'imposèrent sans y songer et la première source de maux qu'ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu'ils continuèrent ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces commodités ayant par habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce, et l'on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder.

« PRESENTATION DU "DISCOURS SUR L'ORIGINE ET LES FONDEMENTS DE L'INEGALITE PARMI LES HOMMES" DE ROUSSEAU Ce texte constitue la réponse de Rousseau (1712-1778) à une question proposée par l'Académie de Dijon sur la source des inégalités.

Rousseau y avance une critique radicale de tous les théoriciens du Droit Naturel et du Contrat en montrant que ces concepts ont été utilisés pour fonder en raison une imposture et un asservissement.

La philosophie politique a, selon lui, toujours été de connivence avec les puissants.

C'est pour rompre avec cette tradition que Rousseau s'attaque au problème des inégalités en s'interrogeant non seulement sur ses origines mais sur ses fondements. Selon Hobbes, les hommes ont compris que l'institution d'un pouvoir commun était nécessaire pour enrayer les rapports de forces qui régissent l'état de nature.

Le contrat est donc ce par quoi les hommes s'engagent à transférer leurs droits à un pouvoir souverain afin de défendre leur vie et leurs biens.

Rousseau s'oppose ici à cette théorie sur la genèse de l'État, en s'attaquant à ses présupposés : « ils parlaient de l'homme sauvage, ils peignaient l'homme civil ». Il faut donc démêler ce qu'il y a de naturel et de social dans l'homme pour bien comprendre l'origine de la société, de l'État, et donc des inégalités. " À mesure que le genre humain s'étendit, les peines se multiplièrent avec les hommes.

La différence des terrains, des climats, des saisons, put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre.

Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants, qui consument tout, exigèrent d'eux une nouvelle industrie.

Le long de la mer et des rivières, ils inventèrent la ligne et l'hameçon et devinrent pêcheurs et ichtyophages.

Dans les forêts, ils se firent des arcs et des flèches et devinrent chasseurs et guerriers.

[...] Dans ce nouvel état, avec une vie simple et solitaire, des besoins très bornés et les instruments qu'ils avaient inventés pour y pourvoir, les hommes jouissant d'un fort grand loisir l'employèrent à se procurer plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères ; et ce fut là le premier joug qu'ils s'imposèrent sans y songer et la première source de maux qu'ils préparèrent à leurs descendants ; car outre qu'ils continuèrent ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces commodités ayant par habitude perdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation en devint beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce, et l'on était malheureux de les perdre, sans être heureux de les posséder." Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755). Ce que défend ce texte: Ces lignes s'ouvrent sur la description de l'état de nature, par lequel Rousseau tente de penser ici l'homme avant l'existence de la société.

Rousseau cherche à déduire le comportement qui a dû être celui des premiers hommes en faisant abstraction de ce que la culture leur a apporté depuis.

Cet état est en réalité purement « hypothétique », ce qui signifie qu'il s'agit d'une hypothèse qui va servir d'instrument d'analyse pour dénoncer les travers de la culture et identifier les causes précises des malheurs de l'homme civilisé. Comment peut-on imaginer cet état de nature ? On peut sans peine supposer que les premiers âges étaient rudes, et que la difficulté des conditions d'existence des premiers hommes sont à l'origine des progrès techniques : « Des années stériles, des hivers longs et rudes, des étés brûlants, qui consument tout, exigèrent d'eux une nouvelle industrie.

» Ces nouvelles inventions et l'habileté qu'elles réclament, furent avant tout des moyens d'adaptation aux milieux naturels, c'est-à-dire des moyens pour tirer parti de leurs ressources : invention de la ligne et de l'hameçon le long de la mer et des rivières, inventions des arcs et des flèches dans les forêts. Rousseau, à la manière de Montesquieu, insiste sur la différence des climats pour expliquer la variété des modes de vie qui se sont répandus à travers les peuples de la Terre, puisque celle-ci « put les forcer à en mettre dans leurs manières de vivre.

» Ce sont donc les conditions matérielles d'existence, elles-mêmes liées au type d'environnement naturel, qui furent à l'origine de la spécificité de chaque culture.

Ce tableau plausible possède toutefois une valeur polémique et prépare la critique d'une certaine forme de civilisation. Avec cette vie simple et solitaire, aux besoins limités par la capacité des instruments qu'ils avaient inventés pour les satisfaire, les hommes se trouvèrent en état de jouir « d'un fort grand loisir ».

Le mot « loisir » ne doit pas s'entendre ici au sens d'activité d'agrément (comme lorsqu'on dit « pratiquer un loisir ») mais désigne le temps libre dont les hommes disposaient alors, puisque leurs besoins limités pouvaient être rapidement satisfaits.

Ce temps libre, ils éprouvèrent le besoin de le combler. C'est donc pour échapper à l'ennui, et non sous l'effet du besoin, qu'ils multiplièrent les inventions qui allaient leur procurer « plusieurs sortes de commodités inconnues à leurs pères » et cherchèrent à perfectionner les objets techniques au-delà de ce que la satisfaction des premiers besoins exigeait.

Or la multiplication de ces commodités fut « le premier joug qu'ils s'imposèrent [...

] et la première source de maux qu'ils préparèrent à leurs descendants ». Celles-ci contribuèrent à amollir le corps et l'esprit : le corps, puisqu'elles facilitent les tâches matérielles et habituent nos organismes au confort et à moins de résistance ; l'esprit, parce qu'elles ont encouragé l'oisiveté et le refus du moindre effort.

Surtout, elles ont créé de faux besoins que les descendants, habitués à leur usage, ont fini par exiger. »

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