Aide en Philo

La technique nous révèle-t-elle ce que nous sommes ?

Extrait du document

« Introduction Affirmer que la technique révèle ce que nous sommes, c'est dire qu'elle dispose du pouvoir de nous faire connaître notre être, et dire du même coup que notre être nous était précédemment voilé.

Mais une telle affirmation n'est-elle pas problématique, dans la mesure où, d'une part, la technique semble, de prime abord, n'avoir que peu à voir avec la connaissance : comment donc pourrait-elle révéler quoi que ce soit ? D'autre part, la technique se rapporte avant tout au monde, à la nature qu'elle met à notre disposition : elle permet ainsi de substituer à la force de travail humaine les énergies naturelles (le moulin à vent utilise ainsi l'énergie hydraulique afin d'économiser notre labeur).

Dès lors, si la technique est le signe d'une puissance de l'homme sur la nature, elle n'a pas pour objectif immédiat une connaissance ontologique de ce que nous sommes, c'est-à-dire le dévoilement de ce que nous sommes, par-delà les apparences et les voiles qui dissimuleraient à nous-mêmes notre être.

Il faut donc interroger si, et comment la technique peut être mise en rapport avec ce que nous sommes, et, si ce rapport prend la forme d'une connaissance, en quel sens cette connaissance peut être dite ontologique ? Comment la technique pourrait-elle entrer en rapport avec l'ontologie, ou encore permettre une description ontologique de l'homme ? Première partie : La technique permet-elle une connaissance de la nature et de nous-mêmes ? A/ Si la technique est une activité de production, elle entre néanmoins, dans le projet cartésien, en rapport avec la connaissance scientifique, en tant que produit des sciences d'une part et outil de connaissance d'autre part Etymologiquement, le terme de « technique » dérive du grec teknê (traduit par « art » ou « technique »), qui s'oppose chez Aristote à la fois à la production naturelle (la genesis, par exemple le fait pour un arbre de grandir à partir d'une graine) et à la praxis, c'est-à-dire à l'action humaine dont la fin réside dans l'acte lui-même.

La teknê est ainsi un acte dont le principe réside dans l'agent de l'acte, mais dont la fin est extérieure à cet agent : le principe ayant présidé à la fabrication du lit est dans le menuisier, mais l'acte de fabriquer un lit ne renvoie pas au menuisier luimême, mais au lit comme produit pouvant servir à tout être humain à dormir (Ethique à Nicomaque, VI, 4).

La technique est donc avant tout activité humaine de production, par opposition à l'activité naturelle.

Comment donc pourrait-elle révéler quoi que ce soit, puisque sa fin n'est pas la connaissance ? Si Aristote oppose la technique à la connaissance, ces deux sphères de l'activité humaine poursuivant des objectifs divergents, ne peut-on remettre en question cette opposition et souligner une certaine continuité entre la science moderne et la technique ? Ainsi, avec Descartes, la technique devient à la fois un produit des sciences, celles-ci nous permettant de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Discours de la méthode), et un outil de connaissance : Descartes conçoit ainsi, dans la Dioptrique, les lois de l'optique sur le modèle des lentilles et des lunettes d'observation.

Ce double usage de la technique permet-il cependant une révélation de ce que nous sommes ? Est-ce par ce que l'on peut concevoir l'œil sur le modèle de fonctionnement d'un appareil photo que l'on a révélé pour autant l'être de l'œil humain ? Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met au jour un projet dont nous sommes les héritiers.

Il s'agit de promouvoir une nouvelle conception de la science, de la technique et de leurs rapports, apte à nous rendre « comme maître et possesseurs de la nature » .

Descartes n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du machinisme, de la domination technicienne du monde. Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie, c'est qu'il rompt de façon radicale et essentielle avec sa compréhension antérieure.

Dans le « Discours de la méthode » , Descartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles passés : la scolastique, que l'on peut définir comme une réappropriation chrétienne de la doctrine d'Aristote. Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une « philosophie pratique » .

La philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l'action, le voir sur l'agir.

Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée, n'ayant d'autre but que de comprendre le monde, d'en admirer la beauté.

La vie active est conçue comme coupée de la vie spéculative, seule digne non seulement des hommes, mais des dieux. Descartes subvertit la tradition.

D'une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie » , d'autre part la science cartésienne ne contemple plus les choses de la nature, mais construit des objets de connaissance.

Avec le cartésianisme, un idéal d'action, de maîtrise s'introduit au cœur même de l'activité de connaître. La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique » .

« Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé […] » La nature ne se contemple plus, elle se domine.

Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme pour qu'il l'exploite et s'en rende « comme maître & possesseur » . Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique.

Si la science peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peut s'appliquer dans une technique.

La technique n'est plus un art, un savoir-faire, une routine, elle devient une science appliquée. D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans » .

Puis « de les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres » .

Il n'est pas indifférent que l'activité artisanale devienne le modèle de la connaissance.

On connaît comme on agit ou on transforme, et dans un même but.

La nature désenchantée n'est plus qu'un matériau offert à l'action de l'homme, dans son propre intérêt.

Connaître et fabriquer vont de pair. D'autre part, il s'agit « d'inventer une infinité d'artifices » pour jouir sans aucune peine de ce que fournit la nature.

La salut de l'homme provient de sa capacité à maîtriser et même dominer techniquement, artificiellement la nature. Ce projet d'une science intéressée, qui doive nous rendre apte à dominer et exploiter techniquement une nature désenchantée est encore le nôtre. Or la formule de Descartes est aussi précise que glacée ; il faut nous rendre « comme maître et possesseur de la nature » .

« Comme » , car Dieu seul est véritablement maître & possesseur.

Cependant, l'homme est ici décrit comme un sujet qui a tous les droits sur une nature qui lui appartient (« possesseur » ), et qui peut en faire ce que bon lui semble dans son propre intérêt (« maître » ). Pour qu'un tel projet soit possible, il faut avoir vidé la nature de toute forme de vie qui pourrait limiter l'action de l'homme , et poser des bornes à ses désirs de domination & d'exploitation.

C'est ce qu'a fait la métaphysique cartésienne, en établissant une différence radicale de nature entre corps & esprit.

Ce qui relève du corps n'est qu'une matière inerte, régie par les lois de la mécanique.

De même en assimilant les animaux à des machines, Descartes vide la notion de vie de tout contenu.

Précisons enfin que l'époque de Descartes est celle où Harvey découvre la circulation sanguine, où le corps commence à être désacralisé, et les tabous touchant la dissection, à tomber. Car ce qu'il y a de tout à fait remarquable dans le texte, c'est que le projet de domination technicienne de la nature ne concerne pas que la nature extérieure et l'exploitation des ressources naturelles.

La « philosophie pratique » est utile « principalement aussi pour la conservation de la santé » .

Le corps humain lui aussi, dans ce qu'il a de naturel, est objet de science, et même objet principal de la science.

« S'il est possible de trouver quelque moyen qui rende les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusqu'ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher.

» La véritable libération des hommes ne viendrait pas selon Descartes de la politique, mais de la technique et de la médecine.

Nous deviendrons « plus sages & plus habiles » , nous vivrons mieux, en nous rendant « comme maîtres & possesseurs de la nature » .

La science n'a pas d'autre but. B/ En tant que produit des sciences, la technique permet un aménagement et une humanisation du monde La technique met les forces de la nature à notre disposition (le moulin utilise l'eau comme énergie hydraulique, ou le vent, etc.), permettant ainsi d'économiser le labeur humain.

Elle substitue à la force de travail humaine, ou à l'énergie humaine, des énergies naturelles qui entrent dans un dispositif mécanique.

En ce sens, la technique permet de poursuivre le travail, nécessaire à la survie de l'homme, et peut éventuellement permettre de libérer des énergies humaines pour d'autres tâches, telles que le loisir, la contemplation, la science, la politique, etc.

La technique est donc, d'une certaine manière, une façon pour l'homme de travailler sans qu'il travaille lui-même, c'est-à-dire de mettre au travail les forces de la nature, d'en devenir « comme maîtres et possesseurs ».

Dès lors, ne peut-on penser la technique sur le modèle du travail, et dire de cette première ce que Hegel disait du second (cf.

la dialectique du maître et de l'esclave, fin de la section A du 4 e chapitre, « La vérité de la certitude de soi-même », de la 1ere partie de la Phénoménologie de l'Esprit), c'est-à-dire qu'elle est transformation du monde, transformation à l'issue de laquelle l'homme spiritualise la Nature et se reconnaît donc dans cette Nature spiritualisée, transformée par le travail et la technique, en tant qu'être culturel, c'est-à-dire dont la nature consiste à transformer la Nature et à modifier sa propre nature ? La technique, en effet, permet un aménagement du monde naturel, en le transformant afin de le mettre à la disposition de l'homme, d'en faire un monde vivable pour lui.

Elle est, en ce sens, humanisation du monde qui permet à l'homme de se reconnaître dans une nature transformée. C/ Quel rapport la technique entretient-elle à la culture ? La technique permet ainsi, d'une part, de transformer la nature, de l'humaniser, et donc de nous reconnaître nous-mêmes dans cette nature transformée.

Elle nous révèle en tant qu'êtres culturels, dont le destin naturel est de prendre en charge cette nature pour la transformer.

Faut-il pour autant identifier la technique à la culture ? Ne peut-on dire, en effet, que la technique a pour principal objectif de se substituer au travail humain, c'est-à-dire d'aménager les conditions de notre survie (zoe), mais en aucun cas d'élaborer une vie proprement humaine (bios), laquelle ne se déploierait que dans la sphère de la contemplation théorique, des sciences et des « arts libéraux », bref, du loisir (skôlé en grec, otium en latin) par opposition au travail ? Ne serait-ce pas la Bildung, c'est-à-dire la culture en tant qu'éducation de l'homme, qui serait le plus à même de révéler ce que nous sommes (voir, par exemple, Emile et de l'Education de Rousseau) ? Faut-il pour autant opposer la technique à la culture sur le modèle de la dualité entre le travail et le loisir, sphère de l'activité proprement humaine ? Ne faut-il pas dire, au contraire, que la technique n'est pas seulement un produit des sciences permettant à l'homme d'économiser son labeur, mais aussi un outil de connaissances, permettant non seulement à l'homme de mieux connaître la nature, mais de mieux se connaître lui-même ? Les scanners, l'imagerie médicale, etc., ne permettent-ils pas à l'homme une connaissance scientifique de son corps ? L'imprimerie, l'architecture, Internet, etc., ne permettent-ils pas une accumulation et une communication des savoirs ? La modélisation informatique ne permet-elle pas d'évaluer des modèles de prédictibilité des comportements humains, par exemple en modélisant le comportement des foules sur le modèle de fluides ? Seconde partie : Mais cette connaissance permise par l'essor de la technique moderne est-elle une révélation de ce que nous sommes ? Si donc la technique permet une connaissance de l'homme, qu'elle ne s'oppose pas nécessairement à la connaissance scientifique, faut-il dire pour autant qu'elle révèle l'être de l'homme ? Faut-il parler de connaissance ontologique ? A/ La technique transforme notre nature et nous révèle en ce sens ce que nous sommes : des êtres culturels On peut, d'une part, soutenir cela, dans la mesure où, en transformant la Nature, le travail de la technique transforme l'homme lui-même qui se comprend comme être culturel, dont la destination naturelle est de se prendre en compte lui-même comme objet de son intervention, y compris technique.

Si la technique révèle ce que nous sommes, c'est donc parce qu'elle transforme à la fois notre milieu naturel et nous-mêmes : cette connaissance est donc transformation.

La technique n'est donc pas seulement une activité de production, mais une activité de transformation, qui révèle notre nature en tant qu'elle est être en devenir : la « nature humaine » n'est pas fixe et éternelle, mais en devenir, et la technique transforme cette nature (en allant jusqu'aux prothèses, « bébés-éprouvettes », implants cardiaques, etc., mais aussi tout simplement en faisant de nous des êtres urbains, etc.). B/ Pourtant, elle est aussi déshumanisante. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles