LA RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE ET LA VIE ?
Extrait du document
«
Nous comprenons désormais comment la réflexion philosophique s'applique à tous les problèmes que pose la vie.
Kant résumait tout le programme de la philosophie en une triple question : «Que pouvons-nous connaître? Que
devons-nous faire? Que pouvons-nous espérer?».
La première question concerne la réflexion philosophique appliquée
au problème de la connaissance.
Elle enveloppe à la fois la philosophie des sciences et la métaphysique, définie
comme recherche du sens profond de l'univers, de l'Être, au-delà de la systématisation des apparences opérée par
la science.
Nous traiterons de la philosophie de la connaissance dans le deuxième volume de ce cours.
La deuxième
question définit la «philosophie de l'action», objet du présent volume.
La troisième question, qui est d'ordre
métaphysique, sera traitée dans le dernier chapitre du présent ouvrage car elle n'est que le prolongement
métaphysique du problème de l'action, «Que pouvons-nous espérer?» L'homme est-il réellement le maître de sa vie
ou seulement le jouet de forces aveugles à l'oeuvre dans l'univers? Sommes-nous destinés à périr complètement ou
bien avons-nous une âme immortelle? Quelle est la vraie signification de notre présence en ce monde? Quelle est la
destinée humaine?
Mais si la réflexion philosophique se donne comme objet le monde à connaître et l'action à accomplir, elle suppose un
certain recul, un certain détachement à l'égard de ce monde et de cette action.
Certes ce détachement est
nécessaire à la sérénité et à l'objectivité de la réflexion philosophique.
Il n'y a, disait Valéry, que «les huîtres et les
sots qui adhèrent».
Mais cette « ascèse» philosophique n'implique-t-elle pas une rupture périlleuse avec le concret
et la réalité? Souvent l'homme d'action se moque du philosophe, perdu dans ses méditations, étranger à la vie réelle.
Platon, dans le Gorgias et dans le Théétète, s'est fait l'écho de telles critiques et contre elles il prend la défense de
la philosophie.
Voici le point de vue de l'homme d'action : le philosophe qui veut élever sa méditation aux dimensions
de l'univers et qui s'interroge sur la condition humaine en général est tout à fait désorienté et ridicule dans les
problèmes quotidiens posés par la vie réelle et dans ses relations concrètes avec les individus.
«Thalès étant tombé
dans un puits tandis que, occupé d'astronomie, il regardait en l'air, une petite servante thrace pleine de bonne
humeur se mit, dit-on, à le railler de mettre tant d'ardeur à savoir ce qui est au ciel alors qu'il ne s'apercevait pas de
ce qu'il avait devant et à ses pieds.
Or, à l'égard de ceux qui passent leur vie à philosopher, le même trait de raillerie
est assez bien à sa place : c'est qu'en réalité l'homme qui est de cet acabit ignore, même de son voisin, non
seulement ce que fait celui-ci, mais encore, ou peu s'en faut, si c'est un homme ou quelque autre créature...
l'homme ainsi fait, quand dans la vie publique, au tribunal ou quelque part ailleurs, il a été forcé de parler sur les
choses qui sont à ses pieds et sous ses yeux, prête à rire non seulement à des filles de Thrace, mais à n'importe
quelle foule parce que son inexpérience le fait tomber dans des puits et dans toutes sortes de difficultés sans
issue...
La terrible incongruité de son attitude lui vaut d'être pris pour un être stupide 1.»
Mais, aux yeux de Platon, cette maladresse du philosophe aux prises avec le concret est sans importance, parce
que le monde concret, le monde de l'expérience quotidienne, des événements mobiles, n'est qu'un monde
d'apparences, un jeu d'illusions.
Le vrai monde, c'est celui des Idées, des vérités éternelles parmi lesquelles vit le
philosophe, auxquelles il a seul accès.
Ainsi les hommes sont comme des prisonniers enchaînés dans une caverne 2, le dos tourné vers l'ouverture, mais les
yeux fixés sur la paroi.
Ils ne voient rien de ce qui se passe au dehors, ils ont pour tout spectacle les ombres
portées sur la muraille.
Et comme ils ne peuvent rien voir d'autre, ils croient que ces ombres sont la seule réalité.
Ces personnages symbolisent les empiristes, ceux qui croient que le monde de l'expérience sensible, des événements
concrets (les ombres sur la muraille) est le seul monde réel.
Mais supposons qu'un de ces prisonniers soit brusquement arraché à la caverne et transporté à l'extérieur, en pleine
lumière.
D'abord ébloui, il s'accoutume petit à petit au monde ensoleillé.
Il s'aperçoit que ce qu'il prenait naguère
pour le réel n'était qu'image obscure.
Cet apprentissage symbolise l'initiation philosophique et le monde ensoleillé
symbolise les idées éternelles, patrie du philosophe.
Si le philosophe abandonne les Idées lumineuses et se replonge
dans la caverne, ses yeux qui ne sont plus accoutumés à l'obscurité ne discernent même plus les ombres mouvantes
que les prisonniers prennent pour la réalité.
Le philosophe, dans les ténèbres de la caverne, ne voit plus rien et les
prisonniers le croient aveugle et se moquent de lui.
En réalité, ses yeux, faits pour la lumière, ne sont aveugles
qu'aux apparences.
De même l'albatros de Baudelaire, destiné à voler en plein ciel, est embarrassé par ses grandes
ailes lorsqu'il est tombé sur le pont du navire :
«Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.»
Le philosophe paraît ainsi justifié, selon Platon, de son ignorance des réalités matérielles, de son incompétence
pratique.
Il a le droit de mépriser le monde sensible, puisqu'il habite le seul vrai monde, le monde des Idées.
Le problème de l'Idée se présente d'abord chez Platon sous une forme politique.
Si l'on se contente de l'opinion pour
gouverner une Cité, on n'obtiendra jamais que des apparences de justice, d'honnêteté ou de vérité.
L'apparence
n'est qu'un semblant, qui n'est ni fiable, ni solide, comme une parole que l'on lance sans plus y penser ensuite.
Pour
tenir un discours qui transcende les apparences, qui dépasse le changement et le mouvement des opinions, il faut
s'en séparer et faire l'effort d'aller jusqu'aux Idées.
Le plan des Idées est un plan supérieur où se réalise une
connaissance absolue et où se tient la vérité.
On ne peut l'atteindre au moyen de nos sens : pour chaque opinion
soutenue, il n'est pas difficile en effet de démontrer le contraire, en changeant par exemple de perspective, ce qui
n'est finalement qu'un simple changement d'apparence.
Au mieux, l'opinion peut être "droite", c'est-à-dire conforme
à la vérité, mais, de manière générale, la connaissance sensible est un obstacle à la connaissance vraie.
Il faut
sortir de l'opinion pour accéder à la connaissance philosophique, comme un plongeur s'arrache de l'eau pour regagner
la terre ferme.
Il ne s'agit pas de supprimer le sensible, mais de le dépasser.
L'éducation de l'âme (la psychagogie)
est donc essentielle pour opérer sa conversion (metanoïa) vers le domaine des Idées.
L'objet de la philosophie, ce
sont les Idées ou formes essentielles des choses et de tout ce qui existe dans le monde sensible.
L'idea est la forme
visible par l'oeil de l'esprit.
Elle est ce qu'il y a de plus réel dans le réel, à la fois forme et structure de ce qui
constitue les objets existants.
Toute Idée génère la réalité sensible par participation : une action est juste quand
elle participe de l'Idée de Justice, un corps est beau quand il participe de l'Idée de Beauté, mais les objets fabriqués.
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