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La pitié est-elle une vertu ou une faiblesse ?

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« INTRODUCTION.

— Parmi les sentiments qui forment la gamme des affections altruistes ou des tendances sociales, la pitié occupe une place centrale à mi-chemin entre la charité et l'amour.

Littré la définit comme le « sentiment qui saisit à la vue des souffrances et qui porte à les soulager ».

Si elle est compassion, ou commisération, la pitié contient aussi une nuance plus complexe et plus difficilement analysable : il y a, semble-t-il, une pointe d'ironie dans l'idée de pitié, un sens à peine péjoratif sensible dans des expressions comme : Je ne mérite pas de vous faire pitié (Tartuffe). Ou « piteux », « pitoyable », « quelle pitié » I —« c'est à faire pitié ».

On est loin de cette « caritas generis humani » qui est le propre de la charité chrétienne : s o n étymologie dérive de pietas.

A l'origine pitié et piété se confondaient.

On peut à cet égard songer aux belles pages que Bossuet lui consacre dans son Sermon sur l'éminente dignité des pauvres dans l'Église.

Mais alors, d'où vient qu'un très grand nombre de philosophes, au premier rang desquels se place Nietzsche, aient tourné la pitié en dérision, en prônant une morale sévère et sans attendrissement (« devenez durs ») ? Peut-on utiliser la notion de pitié dans la vie morale ou doit-on la proscrire de toute espèce d'éthique ? Tel est le problème que l'on tentera de résoudre. PREMIÈRE PARTIE : DÉFENSE DE LA PITIÉ 1.

C'est le premier moteur de la vie morale : si l'on n'était point «pitoyable », on refuserait d'aider autrui et on retomberait dans l'égoïsme radical des morales de l'intérêt ou du plaisir.

Pour éviter la tentation du Moi, la pitié seule est efficace, et tout le reste est littérature.

Pitié chez les stoïciens, chez Platon, chez Aristote ou chez Cicéron (de la clémence à la miséricorde, à la « bonté miséricordieuse », etc.). 2.

Le christianisme a ajouté à cette première argumentation (cf.

les atténuations aux droits d'esclavage, de domination, d'aubaine, etc.) la force d'une morale dont l'unique ressort était dans l'affectivité.

L'idée de grâce a beaucoup fait pour développer et transcender la pitié pure et simple en l'érigeant en vertu cardinale.

Cf.

à titre d'exemple, la légende de saint Julien l'Hospitalier traitée par Flaubert (Trois Contes). 3.

Comte a donné à la morale chrétienne une sorte de continuation naturelle dans sa religion positive : le vivre pour autrui, l'idée d'une morale du dévouement envers ceux qui souffrent marquent l'articulation essentielle entre le sentimentalisme rousseauiste ou anglosaxon (Shaftesbury, Clarke, Hume, ou Adam Smith) et des morales du XIXe siècle comme celle de Guyau, ou de Schopenhauer, où toute notion rigoriste a disparu.

Une morale « sans obligation ni sanction », ne peut être utilisable que si l'on place la pitié au coeur même du système.

Contre la méchanceté, mère de tous les vices, et d'abord de l'égoïsme, la pitié s'impose par le pouvoir qu'elle a de supprimer l'individuation, de « convertir l'égoïsme en amour, parce que le propre de la pitié est de faire que le moi qui contemple la souffrance d'autrui devienne le moi qui souffre » (Le Senne, Morale Générale, p.

269). DEUXIÈME PARTIE : FAIBLESSE DE LA VERTU 1.

Pour le Calliclès du Gorgias comme pour Hobbes ou Machiavel, la vertu est le plus mauvais des calculs, Et d'abord, elle est contre nature.

La nature exige que l'homme soit dur, si elle admet à la rigueur que la femme soit pitoyable.

Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme.

Il importe que ce guerrier perpétuel qu'est l'homme ne se laisse point aller à se laisser fléchir.

Pardonner ce serait renoncer.

La pitié est une déchéance : l'on s'abaisserait à « se faire mouton » tandis que l'on est lion.

Ce serait incompréhensible et d'ailleurs ridicule. 2.

La pitié peut d'ailleurs conduire à des actions injustes ; c'est une maîtresse d'erreurs et de fausseté, capricieuse et contingente comme toute l'affectivité ; elle est « contagion d'une souffrance sentie ou supposée en autrui », et l'on ne sait plus, dans un phénomène de fusion ou de confusion aussi totale, distinguer ce qui sert de ce qui dessert autrui ; elle exclut le rôle de l'obligation, de la rationalité, de la justice ; elle refuse d e s e laisser justifier, motiver.

Ce n'est donc point une donnée éthique, mais bien mystique.

Aussi n'est-il pas étonnant de lire sous la plume de Schopenhauer que la pitié nous plonge au coeur du « grand mystère de l'éthique ».

Est-ce encore de la morale ? 3.

« La justice est tout le contenu éthique de l'Ancien Testament, et, celui du Nouveau, la charité.

» (Schopenhauer, le Fondement de la Morale, Flammarion, p.

269.) Contre la pitié et la charité, on peut faire triompher la justice, et, par là même, la force.

Pour Hegel ou ses disciples Jehring et Max Stirner, « celui qui a la force a le droit ».

La justice rationnelle, notionnelle, universelle et nécessaire s'impose et s'oppose à la pitié — toute empirique, affective, contingente et singulière.

Il y a entre elles toute la différence de l'essentiel à l'accidentel. Il en est d'ailleurs ainsi de toute vertu, et seule la « force légitime », forte justice ou juste puissance, peut trouver grâce aux yeux des ennemis d'une morale de la pitié. TROISIÈME PARTIE : VERTU DE LA FAIBLESSE 1.

La pitié est peut-être une vertu faible : mais c'est précisément ce qui en fait la force.

Il n'est pas méritoire d'imposer la justice par la force armée, ni moral d'imposer aux hommes une sorte de carte forcée : faites votre devoir sans aucune discussion possible.

Au reste cette justice est purement négative.

Elle se borne à ne point faire d e tort à autrui : neminem laede.

Or « la pitié ne m e retient pas seulement de faire du mal à autrui, elle m'incite à lui venir en aide » (id.

p.

26).

La pitié est efficace et positive.

Elle rend service et ne se contente pas de rester neutre. 2.

Sans doute la pitié n'est-elle qu'un m o d e de l'amour.

En soi, elle n'est rien.

Elle est débordée par le sentiment ou dépassée par l'entendement.

Mais par delà toute précarité, toute fragilité, la faiblesse vacillante d e cette bonté subtile, ou d e cette charité facile, parvient à une sorte de transfiguration.

C'est par s a faiblesse même que la pitié émeut.

Avoir pitié, c'est beaucoup plus qu'un devoir large, qu'un simple devoir de charité ou qu'une obligation de générosité : c'est refaire ses enfances comme le disait saint François de Sales ou les moralistes du pur amour, comme Fénelon, comme Mme Guyon ; c'est retrouver l'attitude candide et presque sainte de nos premiers mouvements, des tout premiers élans du coeur.

Car la pitié est avec l'innocence dans un rapport d'infériorité profonde.

L'homme pitoyable, comme l'innocent, est un individu raillé ou méprisable.

Un simple : mais ce simple est un pur.

On pourrait dire à cet égard que la pitié est le meilleur critère de la moralité objective. 3.

Ainsi éclate la supériorité d'un sentiment qui, par sa spontanéité même, rejette loin derrière lui toute espèce de conduite socialisée.

On pourrait en dernière analyse rapprocher la pitié du sacrifice, qui en est le comble ou le terme ultime.

Avoir vraiment pitié ce n'est pas hésiter à sacrifier sa vie pour sauver celle d'autrui, à perdre son enfant pour faire survivre l'autre.

Ainsi parlait Le Senne, opposant le moi avide et mesquin au moi aimant et généreux.

« On ne ruse pas avec le sacrifice.

On le fait ou on le fuit.

Il montre l'âme.

» CONCLUSION : Disons pour faire court qu'il y a une vraie ou une fausse pitié.

Celle du geignard, du « pleurard à nacelles » est une forme sommaire et nettement morbide du pauvre inadapté.

Mais il en est une autre, beaucoup plus épurée : c'est celle à laquelle Schopenhauer pense lorsqu'il construit son esthétique à partir du sentiment altruiste.

La pitié est à cet égard le mobile, le motif et le moteur de la vie morale : sans elle, l'homme serait incapable d'agir.

Hegel la comparaît à la femme et l'opposait à la justice inflexible.

Entre l'homme et la femme pourquoi y aurait-il aversion ou antinomie ? Il semble qu'en bonne logique, l'union soit encore le meilleur moyen que l'humanité ait trouvé de concilier ainsi les inconciliables, ou de réconcilier les ennemis jurés.

La guerre des sexes est peut-être un mythe.

L'opposition de la pitié et de la justice est sans doute une fable philosophique.. »

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