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La pensée fait le langage en se faisant par le langage ?

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« Cette formule évoque les relations dialectiques du langage et de la pensée.

D'une part, la pensée fait le langage, le constitue parce qu'elle le transcende ; mais d'autre part, la pensée est à son tour façonnée par le langage, elle se fait par lui.

Nous avons à nous demander non seulement si la formule de Delacroix est correcte mais encore si elle est suffisante, si elle épuise tout le champ des relations possibles entre le langage et la pensée. « La pensée fait le langage ».

Il est clair que le langage est un produit de la pensée, de cette pensée qui est possibilité d'abstraire, de se représenter les choses au moyen de symboles, ce dont l'homme est seul capable.

Le langage, contrairement à un préjugé très répandu, est ce « Rubicon, qu'aucun animal ne franchira jamais ». Comprenons bien que les sons proférés par un chien — divers selon les émotions ou les désirs de cet animal — ne constituent pas un langage même s'ils déterminent des réactions adaptées de ses congénères ou de son maître.

Et pas davantage les « rondes » ou les « danses frétillantes » par lesquelles les abeilles, d'après Von Frisch, s'informent entre elles de la localisation des sources de nourriture.

Car il s'agit là de signes liés étroitement par l'organisation instinctive — à ce qu'ils signifient ; tout au contraire le langage humain est une aptitude à inventer ou à utiliser intentionnellement des signes.

Le langage humain n'est pas instinctif mais enseigné et appris et par là en grande partie conventionnel, donc libre et voulu.

« J'appelle x n, dit l'algébriste...

et il peut appeler « x » ce qui lui plaît. Bergson disait très justement : « Le signe instinctif est un signe adhérent, le signe intelligent un signe mobile ».

Tout le langage humain est dans cette possibilité de créer à tout moment un signe quelconque pour matérialiser et par là communiquer une idée.

Déjà le fait qu'on puisse s'exprimer en plusieurs langues souligne la contingence d'un langage par rapport à la pensée, la transcendance de la pensée par rapport au langage.

Mais on peut aller beaucoup plus loin.

Il est clair que le langage n'est assujetti ni à la parole, ni à l'écriture.

Ce sont là des techniques signalisatrices inventées et retenues pour leur commodité ; un perroquet qui profère des paroles humaines n'a pas le langage.

En revanche, Hélène Keller, sourde, muette, aveugle, a pu s'initier au langage en convertissant en signes des données exclusivement tactiles ; on lui mettait la main sous le robinet en dessinant sur l'autre main avec une aiguille les lettres qui composent le mot « water ».

Le jour où elle a compris qu'il y avait un rapport de symbole entre les deux impressions, celle de l'eau et celle de l'aiguille qui la piquait selon une certaine forme, elle possédait le secret du langage.

Le docteur Ombredane indique que la parole n'est pas une fonction biologique mais une oeuvre artificielle de l'intelligence, car il n'y a pas d'organes de la parole.

Le larynx, le voile du palais, la langue sont des organes de respiration et d'alimentation dont l'intelligence se sert après coup comme outils du langage. Il semble donc très assuré que la pensée précède et crée le langage.

J'en fais d'ailleurs l'expérience tous les jours quand je « cherche mes mots », quand j'ai une idée que je ne parviens pas à exprimer, que j'habille successivement de termes impropres qui ne me satisfont pas et que je rejette tour à tour ; Delacroix a donc raison, c'est la pensée qui « fait le langage ». Mais la transcendance de droit de la pensée sur le langage n'implique pas chez l'individu lui-même, membre d'une société civilisée, une antériorité, au sens chronologique du mot, de la pensée par rapport au langage.

L'enfant apprend à parler et à penser en même temps.

Imitateur systématique, le petit enfant reproduit des sons avant de comprendre les significations.

Comme l'écrit Alain : « L'enfant n'a pas premièrement des pensées qu'ensuite il communiquerait, mais c'est plutôt dans son propre langage qui l'émerveille qu'il trouve ses pensées.

» Ainsi le langage contribue à former la pensée et ne se contente pas de la formuler passivement.

Le langage précise notamment l'aptitude naturelle de la pensée à dépasser le présent et à dominer le temps.

Pierre Janet insiste à ce propos sur l'importance très primitive de la consigne et du récit.

La consigne c'est l'ordre donné par le chef qui ne reçoit qu'après coup son exécution.

Grâce au langage l'acte est à la fois distingué de la pensée et subordonné à elle.

D'autre part, le récit que fait la sentinelle de ses observations est postérieur aux faits eux-mêmes qu'il reconstruit objectivement.

C'est donc sur le langage que s'articulent ces deux aptitudes caractéristiques de la pensée humaine : le projet et le souvenir.

Et comment le raisonnement serait-il possible sans le langage ? C'est le langage qui permet à l'intuition muette de s'expliciter et de s'articuler en phrases qui par une succession de car», de «quoique», de «donc» conduisent à des conclusions motivées. Il est banal de dire que le langage permet à la pensée de se communiquer.

Et il faut rappeler à ce propos que seule une pensée exprimée et communiquée est susceptible d'être jugée selon la règle du vrai et du faux.

Car une pensée vraie n'est pas autre chose qu'une pensée vérifiée et une pensée vérifiée c'est une pensée qui a pu être d'une manière ou d'une autre repensée par autrui. Une pensée informulée n'est rien.

Alain et Valéry l'ont à bon droit répété.

Il faut dénoncer l'illusion romantique de la belle pensée informulable : « Les plus beaux vers sont ceux qu'on n'écrira jamais ».

En réalité, la pensée informulée est comme une intention coupée de l'acte.

L'expression seule est la preuve de la pensée parce qu'elle en est l'épreuve ; les psychanalystes nous enseignent que c'est seulement en parlant — en transformant les conflits en récits — qu'on apprend à voir clair en soi-même.

Surtout peut-être le langage représente un capital pour la pensée et particulièrement le langage écrit qui est le dépôt des pensées anciennes.

C'est l'écriture qui permet la culture.

Grâce à elle on n'a plus tout à réinventer après chaque génération.

Lavelle écrit : « Le langage est la mémoire de l'humanité ; il est le passé. »

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