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La distraction ?

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« Dans les œuvres des moralistes et des romanciers, il existe de nombreux portraits du distrait.

L'un des plus célèbres est celui de La Bruyère, écrit d'une plume sévère pour ne pas dire féroce.

Beaucoup d'anecdotes sur la vie des grands hommes spéculent sur la drôlerie de ces « moments » de distraction.

La Bruyère nous propose un « type », tandis que les anecdotes ne maltraitent pas le savant, elles se moquent, certes, mais sont enclines à excuser.

La distraction semble à la fois un phénomène très général, — qui n'a pas eu « ses moments » de distraction ? — un phénomène normal mais qui peut se rencontrer en des formes très diverses.

Il est impossible de ranger sous la même étiquette la distraction de Ménalque et celle du savant Ampère, sinon extérieurement, et pour mieux dire apparemment.

En fait, l'analyse psychologique révèle des différences fondamentales. Sans doute faudrait-il, à la limite, considérer comme un état de distraction, les cas extrêmes, la perte de conscience, dans l'évanouissement, dans les anesthésies provoquées ; sans doute, également, l'idiotie est-elle distraction, mais on n'a point coutume d'utiliser ce terme pour désigner quoi que ce soit de pathologique, qui relève d'une analyse clinique.

Plus proche du fonctionnement commun du psychisme, le sommeil est peut-être distraction, du moins en ce sens qu'il est repos de notre activité mentale, une détente consécutive à la fatigue de l'état de veille.

Ordinairement, la distraction est un terme réservé à un phénomène de l'état de veille. Il nous arrive souvent d'être distraits.

Ainsi, après les heures de classe, il m'arrive souvent de rentrer chez moi, lentement, à travers les rues de la ville.

Je déambule, je flâne, avec le sentiment d'une courte vacance que je m'accorde avant de reprendre mon travail.

A proprement parler, je ne vois rien, je n'entends rien, les impressions se succèdent sans être retenues.

Ce qui entre par une oreille sort par l'autre, le temps passe, et il serait inutile de me demander qui j'ai croisé, ce que j'ai rencontré.

Ces jours-là, je suis fatigué.

D'autres fois, mille et une impressions m'assaillent, je tourne la tête à chaque bruit, mes yeux sont attirés par tout ce qui brille, sans aucune continuité.

Au milieu de ce spectacle, tout de hasard, me reviennent des bribes de phrases entendues en classe et la géographie se mêle aux sciences physiques, une figure de géométrie se substitue à une gravure accrochée au mur de la classe.

C'est tout un défilé assez désagréable de mots, d'images, de perceptions à peine sensibles, cela tournoie sans que je puisse en fixer aucune et mettre fin à cette dispersion mentale.

Ici, je dis que je suis « énervé », car aussi bien mes gestes, ma démarche sont pour ainsi dire fébriles, comme dans l'attente. La dispersion mentale est consécutive à un effort fourni qui a entraîné fatigue.

Si nous nous dégageons de ces exemples, elle correspond d'une façon générale à un état de basse tension psychologique, qui peut se rencontrer d'une façon permanente en cas de paresse intellectuelle.

Elle se réalise occasionnellement dans une vacance d'action, parce que le travail est, pour un temps, terminé ; dans une attente, parce qu'il n'y a pas encore d'action à entreprendre, qui va requérir l'attention.

Soit encore, parce que nous ne parvenons pas, en raison même de cette dispersion mentale, à attacher un intérêt quelconque à la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Ce manque d'intérêt peut être permanent, conduire à l'apathie et à l'indolence ou bien à une soumission de l'activité à des impressions immédiates et fugitives, perpétuellement contradictoires.

Ainsi parle-t-on d'enfants instables, lorsque nul spectacle, nulle activité ne peut les amener à un effort d'attention.

La dispersion mentale est corrélative d'un manque d'attention, d'une incapacité provisoire ou permanente à concentrer l'activité intellectuelle sur un phénomène extérieur ou sur un objet abstrait comme un raisonnement.

Elle est incapacité à la moindre continuité, fût-ce dans une occupation facile comme le jeu.

Aucune sélection ne s'opère vis-à-vis des sollicitations internes ou externes des automatismes, aucune orientation de l'esprit, puisque l'attention qui relie des phénomènes consécutifs les uns aux autres fait défaut.

La distraction n'est que l'abandon à des forces extérieures. Permanente, la dispersion mentale est une véritable maladie du psychisme.

Elle est relativement rare.

Un enfant et un homme sont en général capables d'attention.

Mais, avec l'apparition de l'attention, la distraction ne disparaît pas pour autant.

Mieux, le phénomène change de sens, il devient une conséquence de l'attention.

Pourtant l'attention n'est pas une donnée fixe de la conscience ; on peut être plus ou moins attentif, plus ou moins longtemps attentif.

Tous les degrés de la distraction existent donc depuis la dispersion mentale jusqu'à la plus haute concentration intellectuelle. Ce que nous appelons « avoir des distractions », c'est, à plus proprement parler, une attention qui brusquement quitte son objet, comme si l'attention avait bifurqué, ou s'était relâchée au profit d'un autre objet. Cette distraction est la plus fréquente : nous sommes occupés à un travail quelconque ; notre conduite, nos gestes, nos sens, nous les avons subordonnés par un effort d'attention à notre tâche.

Nous nous sommes ainsi étroitement adaptés à la situation, sans qu'il soit nécessaire ici de préciser si elle s'est imposée ou si nous nous y sommes appliqués.

Au bout d'un certain temps, notre activité se déroulant normalement, — les automatismes y suffisent, — notre attention se relâche. Ainsi l'élève attentif tout d'abord au cours de son professeur écoute, prend des notes.

Puis, peu à peu, tout en continuant à écrire sur son cahier, il borne son activité à transcrire automatiquement ce qu'il entend.

Des parties du discours lui échappent peut-être, la fatigue légère de son attention fait qu'elle s'engourdit, et, sans même s'en douter, l'élève réagit en variant le point d'application de son effort.

Son œil s'immobilise sur une aspérité de sa table ou du mur, sur le remuement des feuilles de l'arbre dans la cour, sur les mouvements lents des nuages dans le ciel.

Il entend toujours la voix du professeur, il n'écoute plus.

Il suffira que le « discours » s'interrompe ou qu'un incident se produise, pour que soit mis fin à une rêverie naissante.

Nous dirons que cet élève a eu un moment de distraction, parce qu'il abandonnait la situation réelle dans laquelle il se trouve, et qu'il se désintéressait de ce qui est pour lui le plus important sans doute.

Il s'est diverti.

Les causes en sont une perte d'intérêt pour l'action principale qui dure dans les mêmes formes.

Chacun sait qu'il est nécessaire de soutenir l'attention d'un auditoire, par l'introduction d'une certaine variété dans une activité qui dure.

Ainsi le cycliste sur une route agréable et peu fréquentée accomplit-il indéfiniment les mêmes gestes ; il ne conserve pour se conduire qu'une attention « marginale » qui suffit, cependant qu'il admire le paysage, ou qu'il réfléchit selon ses préoccupations, étrangères à sa situation de cycliste.

Il poursuit deux activités à la fois, et nous disons qu'il a eu un moment de distraction s'il n'aperçoit pas un obstacle ou l'automobile qui s'approche, c'est-à-dire s'il a perdu le contrôle de son activité essentielle présente, rouler à bicyclette.

Le terme de distraction, — tiré de deux côtés, — prend ici tout son sens.

La distraction consiste à suivre de façon généralement inégale une double activité, qui entraîne une division de l'effort d'attention, une sorte de dédoublement.

De telle sorte qu'il n'y a jamais adaptation totale, ni à l'activité entretenue par une attention marginale, ni à l'autre mode d'activité qui poursuit un « autre lièvre ».

On connaît ainsi des rêveurs, — des distraits permanents, — qui agissent approximativement comme tout un chacun, mais qui ne sont jamais entièrement à ce qu'ils font.

Ils ont des attitudes attentives, mais ils poursuivent intérieurement une rêverie sans fin qui les satisfait davantage que la conduite pratique.

(On peut remarquer qu'ils sont maladroits ; ce sont ceux qui disent que rien ne leur réussit de ce qu'ils font.) Ils sont difficilement capables d'efforts volontaires et ils ne s'intéressent qu'à des objets, pour eux chargés affectivement.. »

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