La construction du fait historique ?
Extrait du document
«
Vocabulaire:
FAIT : Ce qui est ou ce qui arrive, et qui se donne ou même s'impose à nous dans l'expérience.
On distingue souvent le fait brut, qui s'offre immédiatement à l'observation dans l'expérience ordinaire, et le fait
construit (fait scientifique), qui résulte d'une élaboration théorique et expérimentale (Bachelard appelle
«phénoménotechnique» cette construction du fait).
Cependant, même le fait brut est imprégné de théorie, même s'il
peut s'agir d'une théorie pré-scientifique, c'est-à-dire de préjugés.
Le fait (ce qui est) se distingue par principe du droit (ce qui doit être).
De même, une question de fait porte sur le
pourquoi ou le comment, alors qu'une question de droit porte sur la valeur et la légitimité.
On oppose l'état de fait à
l'état de droit, c'est-à-dire conforme au droit (légal ou légitime).
Le fait historique est un fait passé, donc n'est pas observable.
Mais on peut reconstruire le fait passé à partir
de ses « traces » présentes, des « documents » qui subsistent (nous avons vu que même en physique il n'est pas
d'observation passive du donné).
Ces documents sont d'abord les témoignages, les récits qui nous ont légués les
générations précédentes.
Mais ces récits, malheureusement, n'ont pas toujours été établis selon les exigences de
l'esprit scientifique.
Nous pouvons connaître l'histoire romaine d'après Tite-Live, mais Tite-Live n'a fait que
reprendre les écrits de ses prédécesseurs Polybe ou Valérius Antias.
Et quelle garantie nous offrent les premiers
témoins ? On a dit que l'historien se trouve dans la condition d'un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le
compte rendu d'un garçon de laboratoire ignorant et menteurs.
L'historien ne peut utiliser un témoignage qu'en prenant toute une série de précautions dont l'ensemble
constitue la Critique.
La Critique implique non pas un refus systématique, mais un choix éclairé (au sens étymologique grec, c'est le tri, le
discernement).
La Critique est simplement « une méthode scientifique destinée à distinguer le vrai du faux en
histoire » (Halkin in « Initiation à la critique historique »).
Dans leur ouvrage fondamental, « Introduction aux
études historiques » (1897), Langlois et Seignobos observent que « de même que l'instinct naturel d'un homme
à l'eau est de faire tout ce qu'il faut pour se noyer », de même c'est la crédulité naïve qui est spontanée tandis que
la critique est « contre-nature ».
Mais pour être un bon historien, il faut que « cette attitude contre-nature
devienne une habitude organique ».
Tout d'abord, la critique externe[1] se propose de rétablir les témoignages
qui nous sont parvenus, dans leur authenticité primitive, de faire la chasse aux interpolations.
Songez que nous ne
connaissons l'histoire ancienne que par les manuscrits qui sont des copies de copies.
Par exemple, considérons la
grande histoire juive de Flavius Josèphe, qui date du premier siècle de notre ère.
Cet auteur donne une foule de
détails sur la Palestine de son temps et dans les manuscrits copiés que nous possédons, il y a une dizaine de lignes
sur Jésus conformes à l'orthodoxie chrétienne (Dieu s'est fait homme, a souffert pour la Rédemption de l'humanité,
etc.).
Ces lignes sont surprenantes chez un auteur qui fut hostile aux premiers chrétiens.
Tous les historiens y
voient aujourd'hui l'interpolation de quelque moine copiste qui, scandalisé par le silence de Flavius sur Jésus,
« complète » le texte à sa manière ! Une fois les interprétations reconnues (par la contradiction des idées, les
différences de style) et éliminées, le témoignage rétabli doit être livré aux opérations de la critique interne[2].
Car
le témoin a pu se trouver et même mentir.
Par exemple, dans ses « Mémoires », le général Marbot raconte que du 7 au 8 mai 1809 il traversa en barque les
flots démontés du Danube en crue et enleva sur l'autre rive des prisonniers autrichiens.
La critique, nous dit Bloch,
permet de prouver la fausseté du récit ; il n'est que de le confronter à d'autres témoignages, indépendants les uns
des autres pour mettre au jour la contradiction (les carnets de marche autrichiens montrent que les troupes
n'avaient pas les positions que Marbot leur assigne ; la correspondance de Napoléon indique que la crue du
Danube n'avait pas commencé le 8 mai ; le 30 juin enfin, Marbot lui-même a signé une demande de promotion où il
ne faisait pas état de son exploit !).
La vérité scientifique c'est ici encore la non-contradiction, en l'espèce la noncontradiction de témoignages indépendants.
Les faux se décèlent généralement, soit par des erreurs matérielles, soit par des
invraisemblances commises par le faussaire.
Voici exemple : « au mois de juillet 1857, le
mathématicien Michel Chasles communiqua à l'académie des Sciences tout un lot de
lettres inédites de Pascal, que lui avait vendues le faussaire Vrain-Lucas.
Il en ressortait
que l'auteur des « Provinciales » avait, avant Newton, formulé le principe de l'attraction
universelle.
Un savant anglais s'étonna.
Comment expliquer, disait-il, que ces textes fassent
état de mesures astronomiques effectuées bien des années après la mort de Pascal et
dont Newton lui-même n'eut connaissance qu'une fois publiées les premières éditions de
son ouvrages ? » (Boch).
Vrain-Lucas ne s'embarrassa pas pour si peu : il fabriqua de
prétendues lettres de Galilée à Pascal, où l'illustre astronome fournissait à celui-ci les
mesures en question.
C'était peu vraisemblable : car, à la mort de Galilée, Pascal n'avait
que 18 ans ! Mais quoi ! ce n'était qu'une raison de plus d'admirer la précocité de son
génie ! Malheureusement, dans une de ces lettres, Galilée se plaignait de n'écrire qu'au prix
de beaucoup de fatigue pour ses yeux.
La lettre était datée de 1641.
Or Galilée était
complètement aveugle depuis 1637 ! ! !.
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