KANT: la représentation de l'existence d'un objet
Extrait du document
«
"On nomme intérêt la satisfaction que nous unissons à la représentation de
l'existence d'un objet...
il est beau et prouver que j'ai du goût." KANT.
Essayons d'abord de dégager les idées principales du texte.
Cette page de la Critique du
jugement a pour objet essentiel de situer la faculté de juger du beau, c'est-à-dire le goût,
par rapport à la notion d'intérêt.
Il ressort, en effet, de l'analyse de Kant que les jugement
de goût est d'un type tout à fait particulier, d'une part, parce qu'il n'y entre aucune
considération d'intérêt à l'égard de l'objet que nous jugeons beau et que, d'autre part, la
représentation de cet objet détermine en moi une impression de plaisir.
En quoi consiste plus précisément, selon Kant, l'originalité du jugement de goût ? Et
d'abord que faut-il entendre par intérêt ? Kant répond que l'intérêt est la satisfaction que
nous unissons à la représentation de l'objet.
Toutefois il faut prendre garde que cette
définition recouvre plusieurs significations du terme.
L'intérêt ce peut être l'agréable, ce
peut être aussi le bon, soit le bon relatif ou l'utile qui ne plaît qu'à titre de moyen, soit le bon en soi ou proprement ce
qu'on nomme généralement le bien.
L'agréable a, comme le bon, une relation avec le désir ou, comme dit Kant, avec la
faculté de désirer.
Ainsi, pour reprendre son exemple, on pourrait discuter de l'utilité ou de l'inutilité de tel palais, dont
on peut estimer qu'il est fait pour être regardé, qu'il n'est qu'une ostentation du luxe, qu'il est bâti uniquement avec
des matériaux précieux ou encore qu'il a requis d'immenses travaux, alors que la peine des hommes qui l'ont édifié
aurait pu être employée beaucoup plus utilement à construire des établissements pour la collectivité, écoles, hôpitaux,
laboratoires, dirions-nous aujourd'hui, ou même des demeures saines et confortables pour le bien-être des gens
défavorisés.
L'exemple de Kant n'embrasse d'ailleurs pas tout ce qu'on peut mettre sous la définition qu'il donne de l'intérêt au
début de ce texte, car la demeure, au sujet de laquelle on me demande si elle est belle, pourrait être d'un intérêt
indiscutable, soit par le confort qu'elle offre à ses habitants, soit par une bonne
exposition au soleil, et donner à ses utilisateurs diverses satisfactions se rattachant plus particulièrement à la notion
d'agréable et à celle de l'utile, c'est-à-dire du bon relatif.
Cette demeure pourrait aussi résoudre heureusement un
problème social de logement; de ce point de vue, la satisfaction serait d'ordre moral et se rattacherait à la notion de
bon en soi, c'est-à-dire de bien.
Mais ce pourrait être l'intérêt de l'agréable que Kant définit comme ce qui plaît aux sens dans la sensation et qui peut
désigner aussi bien la satisfaction que procurent le goût d'un mets ou la saveur d'une boisson que l'agrément déterminé
par un parfum, par des couleurs, le vert éclatant d'un pré par exemple, ou par des sons, le trille d'un rossignol ou une
note juste bien tenue.
La sensation de l'agréable « suscite le désir d'objets semblables » à celui qui l'a produite, mets,
boissons, parfums, etc., et, par conséquent, le jugement par lequel nous déclarons un objet agréable exprime un
intérêt attaché à cet objet.
Tout plaisir proprement sensible entraîne donc nécessairement le désir de l'objet qui l'a
causé et n'est dû qu' à l'attrait irrésistible exercé sur la sensibilité par cet objet.
Et même, pour ce qui est le plus
vivement agréable, il arrive, dit Kant, que le sujet ne se soucie que de jouissance et se dispense de juger.
Quant à
l'intérêt suscité par le bon, soit relatif, soit absolu, il suppose le concept d'un but, par conséquent le rapport de la
raison à un acte de volonté et, par suite, une satisfaction concernant l'existence d'un objet ou d'une action.
L'agréable
se distingue du bon, mais pour ce qui nous occupe ici, l'agréable, l'utile ou ce qui est bon immédiatement, le bien moral,
qui représente l'intérêt le plus haut, ont en commun que la satisfaction ou le déplaisir qui les accompagnent ne sont
pas déterminés seulement par la représentation de l'objet, mais encore par le lien qui attache le sujet à l'existence de
cet objet, et c'est en quoi consiste l'intérêt sous toutes ses formes.
Le jugement esthétique sur le beau est posé par Kant comme d'une autre espèce que les jugements liés à quelque
intérêt, mais cela n'entraîne pas de jugement de valeur, car le jugement moral n'est pas inférieur au jugement de goût
du fait qu'il est lié à la faculté de désirer, car le désir est ici déterminé par la raison, il est d'un autre ordre.
Il ne s'agit
que de déterminer la nature du jugement de goût.
Or le paradoxe est qu'il se rapproche de la sensation de l'agréable en
ce que le beau comme l'agréable plaît immédiatement, mais, en revanche, il est dénué de tout intérêt, car « un
jugement sur la beauté en lequel se mêle le plus petit intérêt est très partial et ne peut être un jugement de goût pur.
Pour jouer le rôle de juge en matière de goût, il ne faut pas se soucier le moins du monde de l'existence de l'objet, mais
bien au contraire être indifférent en ce qui y touche ».
C'est la deuxième idée d'importance qu'exprime notre texte : pour dire qu'une chose est belle, pour prouver que j'ai du
goût, je ne dois retenir que la représentation produite en moi par la chose belle sans m'occuper aucunement de son
existence.
Il apparaît, en effet, comme certain que le jugement sur le beau est indifférent à l'existence de l'objet beau.
Peut-être ne saura-t-on jamais qui était historiquement La Joconde ou Le Jeune Homme au gant de Titien, mais
esthétiquement nous n'avons que faire de cette connaissance et c'est le tableau comme tel qui nous plaît ou nous
déplaît.
Ce qui est vrai de la peinture figurative l'est, à plus forte raison, de la musique où le sentiment de plaisir ou de
déplaisir apparaît sans rapport perceptible avec une existence quelle qu'elle soit.
C'est à la simple audition d'une fugue
de Bach ou d'un quatuor de Beethoven que nous les jugeons beaux ou non.
On en dirait autant de la poésie qui, même
quand elle semble décrire le réel, engendre d'abord en nous un plaisir ou une joie, et si ce plaisir a pour point de départ
la sensation, car la poésie est faite pour être entendue, il est tout autre chose que la satisfaction des sens.
Le
sentiment esthétique qu'engendre aussitôt en nous ce vers d'Agrippa d'Aubigné :
Et les fruits passeront les promesses des fleurs
n'est pas d'ordre sensoriel ni même affectif, et encore moins d'ordre moral..
»
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