KANT
Extrait du document
«
« Dans sa signification subjective l'ignorance peut être ou bien savante, scientifique, ou bien vulgaire.
Celui qui voit
distinctement les limites de la connaissance, par conséquent le champ de l'ignorance, à partir d'où il commence à
s'étendre, [...] est ignorant de façon technique ou savante.
Au contraire celui qui est ignorant sans apercevoir les
raisons des limites de l'ignorance et sans s'en inquiéter, est ignorant de façon non savante.
Un tel homme ne sait
même pas qu'il ne sait rien.
Car il est impossible d'avoir la représentation de son ignorance autrement que par la
science ; tout comme un aveugle ne peut se représenter l'obscurité avant d'avoir recouvré la vue.
Ainsi la connaissance de notre ignorance suppose que nous ayons la science et du même coup nous rend modeste,
alors qu'au contraire s'imaginer savoir gonfle la vanité.
Ainsi l'inscience de Socrate était une ignorance digne d'éloge
; de son propre aveu une science de son inscience.
Donc ceux qui possèdent une grande quantité de connaissance,
et qui avec cela s'étonnent d e la quantité d e choses qu'ils ne savent pas, ne peuvent précisément encourir le
reproche d'ignorance.
» KANT
articulation formelle du texte
« Dans sa signification subjective l'ignorance peut être ou..., ou...
Celui qui voit distinctement les limites d e la
connaissance, par conséquent...
est ignorant de façon technique ou savante.
Au contraire celui qui...
sans apercevoir les raisons des
limites...
et sans s'en inquiéter...
est ignorant de façon non-savante.
Un tel homme ne sait m ê m e pas qu'il ne sait rien.
Car il est
impossible...
Ainsi...
alors qu'au contraire...
Ainsi...
Donc ceux qui...
et qui...
»
questions indicatives
Comment comprenez-vous « Dans sa signification subjective » ?
A quelle(s) condition(s) est-on ignorant de façon non-savante ?
A quelle(s) condition(s) est-on ignorant de façon technique ou savante ?
Pourquoi est-il « impossible d'avoir la représentation de son ignorance autrement que par la science » ?
Est-ce une position contradictoire ou paradoxale ? Que veut faire apparaître Kant ?
Qu'en pensez-vous ?
Analyse thématique et mise en perspective d'un texte.
La distinction des deux types d'ignorance et son enjeu philosophique approche du thème central du texte
Kant distingue l'ignorance naïve, spontanée (« au premier degré ») et l'ignorance consciente d'elle-même en tant qu'ignorance, c'est-à-dire
capable de ressaisir ce qui la définit et la situe.
En fait, le second type d'ignorance recouvre déjà un savoir, puisqu'il implique une
connaissance des
limites, une conscience de la différence entre savoir et ignorer.
Quant au premier type d'ignorance, il peut s'accompagner d'une illusion de
savoir qui assoupit ou enorgueillit celui qui la subit, rendant ainsi impossible ou problématique toute démarche de remise en question, de
réélaboration, ou, plus simplement, de questionnement.
Kant vise sans doute le dogmatisme de ceux qui se targuent de savoirs qu'ils n'ont
pas, et sa référence à Socrate peut nous faire penser qu'il rangerait volontiers les sophistes et les beaux parleurs dans cette catégorie.
Quelques références utiles pour le commentaire.
L'allusion que Kant fait à Socrate demande, si possible, à être explicitée.
Il suffit de rappeler la fameuse affirmation par laquelle Socrate
aurait mérité l'appellation de « plus sage des hommes », attribué par la pythie d'Apollon (oracle de Delphes) : « Je ne sais qu'une chose,
c'est que je ne sais rien.
» Socrate raconte (dans le texte de Platon Apologie de Socrate) le cheminement qui l'a conduit à une telle idée :
interrogeant successivement toutes les catégories d'individus qui se targuent d'un savoir incontestable (hommes politiques, poètes, artisans)
il se rend compte que bien souvent une telle prétention ne correspond à rien, et qu'il y a là une part d'illusion.
De même, les sophistes (qui
jouaient un rôle politique considérable dans la vie de la cité) croient savoir alors qu'ils ignorent.
Leur vanité ne peut être « dégonflée », pour
reprendre le terme de Kant, que par l'ironie socratique ou l'aporie sur laquelle débouche souvent le dialogue avec Socrate (cf.
par exemple le
Gorgias, et la mise en évidence du caractère contradictoire des propos de Gorgias à la fin de la première partie du dialogue).
Aporie : présentation simultanée de deux thèses contraires dont l'opposition apparaît comme insurmontable.
Ce faisant, Socrate montre à l'évidence qu'une ignorance consciente d'elle-même vaut infiniment mieux qu'une illusion de savoir, génératrice
d'intolérance et de blocages de tous ordres.
Une telle mise en cause a valu à Socrate bien des inimitiés, qui le conduiront à la mort
(sophistes et hommes politiques ne pardonnèrent pas à Socrate de les avoir complètement démystifiés, d'avoir tenté de briser l'ascendant
qu'ils avaient sur les foules).
Mais le thème de l'ignorance doit être rattaché, par ailleurs, à celui de la réminiscence : chaque homme, pour
Platon, est porteur de vérités qu'une « maïeutique » convenablement menée doit lui permettre de rendre manifestes.
Maïeutique : du grec maïeutikê, « art de l'accouchement ».
Méthode par laquelle Socrate faisait découvrir à son interlocuteur des pensées ou
des vérités qu'il portait en lui sans le savoir.
La démonstration en est faite dans le dialogue du Ménon, où l'on voit un petit esclave « ignorant » découvrir, avec l'aide de Socrate, la
solution d'un problème de géométrie (comment doubler la surface d'un carré).
Ainsi, on peut opposer la fausse ignorance de l'esclave et la
véritable ignorance du sophiste, comme on peut opposer, dans toute la philosophie platonicienne, la vérité et l'apparence, le domaine des
essences et celui des illusions.
Dans la philosophie de Kant lui-même, la séparation et la définition différentielle de la connaissance scientifique et de la métaphysique
permettent de penser la distinction qu'il nous propose entre ignorance consciente et ignorance « première » se méprenant sur sa propre
signification : pour connaître, il me faut obligatoirement unir un concept et une intuition, c'est-à-dire percevoir un objet dans les cadres de
ma sensibilité (qui délimitent toute expérience possible) et « informer » cette perception à l'aide de mon entendement.
Ainsi, tout ce qui
dépasse mon expérience possible est par définition inconnaissable, et je dois admettre les limites de ma connaissance, voire faire place,
explicitement à la « croyance ».
Penser n'est pas connaître, et toutes les conjectures métaphysiques auxquelles je m e livre ne pourront
jamais recevoir le statut de « connaissance », sauf à sombrer dans l'illusion.
Là encore, je sais que je ne sais pas, ou plutôt que je ne peux
savoir un certain nombre de choses.
(Il faut cependant signaler ici qu'une telle référence aux conceptions kantiennes ne permet pas tout à
fait de rendre compte de la fin du texte, qui fait allusion au progrès possible des connaissances dans le cadre d'une découverte graduelle de
nouveaux champs d'investigation, de « nouvelles choses à connaître ».
On pourra prolonger le point de vue kantien en se demandant si l'on
peut confondre la conscience de limites intangibles séparant la connaissance et la simple pensée et la conscience, changeante celle-là, des
nouvelles connaissances à produire pour faire progresser le savoir.
La distinction kantienne entre bornes et limites est à cet égard décisive..
»
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