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Henry: Le travail est-il uniquement un concept économique ?

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Tout procès de production est double : il se déroule sur deux plans qu'il convient de distinguer soigneusement si on ne veut pas se mouvoir, comme le font en général les économistes, dans la confusion. C'est d'une part un procès réel, d'autre part un procès économique. En tant que procès réel il contient deux sortes d'éléments : en premier lieu la force subjective des individus, le travail vivant ; c'est cette force, elle seule, qui produit. En second lieu le procès réel comprend les instruments de travail et les matières premières qui, à la différence de la force de travail, sont des éléments objectifs, arrachés à la nature par cette force et transformés par elle. Le résultat de cette transformation, ce sont [...] les produits fabriqués, mais d'abord les instruments de travail eux-mêmes. Il importe de souligner que ce procès réel de production n'est pas un procès économique et qu'aucun de ses constituants n'est en lui-même un élément économique : ils ne le deviennent qu'au moment où les produits du travail doivent être échangés contre d'autres - au moment où le travail réel et vivant se double d'une entité abstraite susceptible d'être quantifiée et calculée à sa place. C'est alors seulement que nous sommes en présence du procès économique de production. Le procès économique de production comprend l'ensemble des réalités économiques qui se sont substituées aux éléments du procès réel, à savoir leurs équivalents idéaux irréels. Ce sont d'une part le travail social ou abstrait, d'autre part les valeurs d'échange, celles des marchandises produites, des instruments et des matières premières, ou encore ces valeurs d'échange sous leur forme pure, à savoir des sommes d'argent, par exemple celle des salaires. Il est évident, d'après sa genèse même et en quelque sorte par définition, que le procès économique dans son ensemble est le double du procès réel, de même que chaque constituant de ce procès économique est le double d'un constituant du procès réel. Montrer que dans le régime capitaliste pris à titre d'exemple, c'est l'individu vivant qui fait tout, c'est montrer 1) que la production qui s'effectue dans le procès réel, que l'action qui fait cette production, c'est la propre action de l'individu, identique à son être et coextensive à lui ; 2) que toutes les déterminations économiques qui constituent le procès économique sont elles aussi produites par le travail vivant de l'individu vivant et par lui seul.

« Les deux caractéristiques qui définissent en premier lieu le travail, c'est qu'il est à la fois pénible et inévitable, qu'il est une triste nécessité.

Tout au plus peut-on parfois parler d'un plaisir ou d'une joie dans le travail, mais il semble souvent que les deux éléments restent étrangers l'un à l'autre, et que la joie dans le travail ne soit pas toujours une joie du travail, mais uniquement la satisfaction liée à ce qu'il procure.

Comment articuler ce qui relève des nécessités de la survie et la poursuite du bonheur, le minimum et le maximum ? On peut par ailleurs hésiter sur ce qui est travail et ce qui ne l'est pas.

Ces hésitations, si elles ne signalent pas seulement une pensée prise au piège des mots, posent le problème de l'unité de ce concept.

Les différents sens du mot « travail » : effort, accomplissement ou obligation, recouvrent-ils une activité unique ou n'y a-t-il là qu'une simple homonymie ? Que l'on doive travailler, c'est une réalité qui n'a pas nécessairement une signification morale, puisque cette contrainte s'impose à nous de toute façon comme une nécessité pratique, vitale, biologique.

Comment relier cette nature première à la valorisation morale du travail, aux exigences de justice et d'égalité qui se manifestent pourtant à son sujet ? Ces questions mêmes témoignent d'un besoin de l'homme : celui de donner un sens – si possible un sens spécifiquement humain – à ce qui pouvait n'apparaître que comme simple activité mécanique, machinale.

D'où la difficulté, par exemple, d'accepter l'exploitation dans le travail ou l'appropriation du travail d'autrui, alors qu'on n'ira pas s'indigner que, dans la nature et pour les nécessités de la survie, les gros poissons mangent les petits ! Chaque homme ne se sent-il pas concerné avant tout par la survie de soi et des siens, par ce qu'il détient, ses propres biens ? Comment cela peut-il se conjuguer à l'idée de responsabilité sociale ? Le travail semble ainsi relever à la fois de la nature et de la culture, de la contrainte et de la moralité. Le travail peut-il être élevé au rang d'une valeur? Encore faudrait-il savoir si cette valeur, il la possède en lui-même, ou si elle ne lui serait pas plutôt conférée de l'extérieur.

On peut ainsi penser qu'un travail n'a de valeur que relativement à l'intention qui l'anime ou au sens qu'on lui donne.

Ainsi en va-t-il pour le travail comme vecteur d'intégration sociale : est-ce par simple souci d'efficacité, ou afin de pouvoir contribuer à la société ? Pour soi ou pour les autres ? Mais pour que l'homme puisse donner une valeur au travail, encore faut-il qu'il puisse le reconnaître comme une activité qui lui est propre.

Sur ce plan, il est parfois difficile de distinguer le travail de l'activité instinctive de l'animal.

Sans doute le travail humain comporte-t-il une part essentielle de réflexion, d'élaboration rationnelle, de choix, d'artifice, que l'on ne reconnaît pas chez l'animal.

Mais cette différence doit sans doute être relativisée : est-elle si tranchée, si radicale ? Ne reste-t-il pas, dans le travail humain, bien des aspects instinctifs ? La division du travail n'est-elle pas déjà présente chez les animaux ? Il n'est pas sûr que ces différences soient vraiment décisives, qu'elles suffisent à distinguer le travail humain du comportement animal. L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer. Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou de sa propre nature humaine.

Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être social.

Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel cède la place au déterminisme social ou scientifique.

Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.

Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à l'efficacité ? On le sait, notre monde moderne se caractérise par le développement technique inouï auquel nous serions condamnés. La technique semble du reste tellement imbriquée dans toutes nos activités, qu'elle paraît à la fois omniprésente et difficile à saisir, à isoler, spectaculaire et invisible.

Son aspect le plus frappant réside dans les machines, qui en sont la manifestation constante.

Mais le règne de la technique ne se limite nullement à la seule utilisation de machines et s'exerce dans bien d'autres domaines : en tant que procédure et savoir-faire.

Autre paradoxe : la technique est à la fois ce que nous utilisons et ce qui nous utilise, le symbole de la maîtrise comme de la soumission, de la liberté et de la servitude.

Cela non seulement parce que la technique contraint les corps, puisque en somme elle est une force, mais aussi, et peut-être davantage encore, parce que notre esprit, nos pensées, nos désirs sont suscités ou commandés par elle.

La facilité dans la vie et le travail, justification essentielle et atout majeur de la technique, ne nous prive-telle pas, par exemple, de l'effort essentiel à la constitution de notre être ? Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini comme une activité productive.

La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par exemple la création artistique.

L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.

La technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place variable.

Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.

En ce sens, sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.

Néanmoins, à travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur ce plan technique et travail sont solidaires.

La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.

L'homme contemporain se voit donc. »

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