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EXPLIQUER ET COMPRENDRE ?

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« Dans l'usage courant les deux termes sont souvent employés indifféremment.

Toutefois la compréhension désignerait plus volontiers l'acte d'intellection considéré en lui-même, tandis que l'explication serait un acte pédagogique : expliquer c'est faire comprendre à autrui. L'étymologie de la compréhension suggère l'idée de contraction, de synthèse immédiate : comprendre c'est prendre ensemble, unifier le divers dans un acte intellectuel, saisir le lien d'une conclusion avec des prémisses, faire entrer des faits singuliers dans une classe de faits connus : je comprends un théorème mathématique quand par un jeu de substitutions et d'identifications, je le réduis au système de propositions déjà établi : je comprends le phénomène de l'écho quand je l'intègre à l'ensemble des phénomènes physiques de réflexion. Taudis que la compréhension est unification; contraction, l'explication apparaît comme un développement, un dépliement.

Il s'agit de dérouler toutes les articulations du problème, de déployer une « chaîne de raisons » de façon à bien éclairer celui qui vous écoute. De là nous pouvons aisément tirer l'idée d'une compréhension de nature plutôt intuitive (on voit la chose tout de suite, d'un seul regard, disait Pascal, et les raisons viennent après), tandis que l'explication — mise en forme à des fins d'enseignement, de la compréhension — procède par voie discursive, va sagement et par étapes des prémisses à la conclusion.

En termes pascaliens, la compréhension relèverait plutôt de la « finesse » et l'explication plutôt de la « géométrie ». Mais il faut savoir que les termes « expliquer » et « comprendre » ont pris dans la philosophie contemporaine, à la suite des travaux de Dilthey, de Max Weber, de Jaspers, un sens très précis dont nous allons rendre compte. La distinction entre « expliquer » et « comprendre » est destinée dans l'esprit de ses promoteurs à affranchir les sciences humaines (l'histoire, la sociologie pour Dilthey et Weber, la psychopathologie pour Jaspers) du modèle physico-mathématique qui triomphe dans les sciences expérimentales. Tandis qu'en effet on « explique » les faits physiques, chimiques, biologiques, on doit chercher à « comprendre » les faits humains.

La nature, on l'explique, la vie de l'âme on la comprend. Expliquer c'est trouver de l'extérieur un rapport entre deux choses ; j'expliquerai la dilatation par l'échauffement ; de multiples expériences montrent qu'une barre de métal chauffée se dilate ; je puis représenter sur un axe de coordonnées le rapport quantitatif de la température et de la dilatation.

Ce procédé inductif conduit à l'affirmation de la loi ; de même — pour reprendre un exemple de Jaspers —j'expliquerai la démence appelée «paralysie générale» par l'action du virus neurotrope de la syphilis ; je ne saisis aucun lien intime entre les délires du « P.

G.

» et l'action de ce microbe.

Mais des observations constamment établies me contraignent à poser cette loi. Comprendre c'est tout au contraire saisir, en quelque sorte de l'intérieur, une signification.

Par exemple quand je dis que tel individu est très ambitieux parce qu'il a été brimé dans sa jeunesse et qu'il cherche à compenser les vexations subies jadis, je ne procède pas en recueillant une loi générale dans une collection d'observations (un cas unique suffit), mais je me mets en quelque sorte à la place du sujet, je le « comprends » ; on ne saurait expliquer les institutions et les comportements humains comme des choses, de l'extérieur, mais il semble possible de les comprendre comme significations, par communication sympathique. L'idée de compréhension introduit avec la catégorie de « signification » la catégorie de « totalité ».

En effet comprendre c'est concevoir comme un tout les thèmes divers qui constituent une situation.

Le « sens » constitue l'unité de l'attitude humaine considérée et des conditions psychologiques ou historiques où elle se situe.

Tandis que l'explication est analytique, qu'elle distingue des facteurs multiples dont les relations sont exprimées si possible dans le langage mathématique, la compréhension est directe et «globale ». Dans la perspective compréhensive, toute connaissance est une reconnaissance ; c'est, dit Max Scheler, « la participation d'un être spirituel à la vie d'un autre être spirituel ».

Tandis, note Dilthey, que « la nature nous est étrangère, la société des hommes est notre inonde ».

La compréhension consiste alors à retrouver « le je dans le tu ».

M.

Marron préconise aujourd'hui, en France.

une histoire «compréhensive», définie comme la « relation d'une subjectivité avec une subjectivité » et dont la méthode est toute de sympathie.

« cette disposition d'esprit qui nous rend connaturels à autrui, qui nous permet de ressentir ses passions, de repenser ses idées sous la lumière même qui les lui fit connaître comme vérité ».

Le meilleur historien est donc celui qui « par sa structure mentale et sa propre expérience humaine » se trouve le plus proche des hommes d'autrefois qu'il étudie.

Ce n'est pas l'impartial et indifférent Xénophon qui nous fait le mieux connaître Socrate, mais bien Platon.

le disciple enthousiaste.

Si G.

Boissier a pu écrire un ouvrage magistral sur « l'opposition sous les César » c'est qu'il était lui-même un libéral aux prises avec le 11e Empire.

De même Tocqueville, qui a renouvelé l'histoire des origines de la Révolution française en montrant le rôle de la noblesse à l'origine de la convocation des États généraux.

doit sa lucidité au fait qu'il était lui-même un aristocrate spontanément attentif aux conflits séculaires entre la royauté et la noblesse féodale. Toutefois la compréhension ne dispense aucunement dans le domaine' des sciences humaines -- de l'explication : Durkheim réclamait que l'on étudiât les faits sociaux « comme des choses ».

Il demandait à la statistique, à l'histoire comparée d'établir en dehors de toute idée préconçue, de toute « divination » subjective, des relations constantes entre des faits sociaux.

Les études les plus modernes de démographie, d'économétrie, d'opinion publique, ne restentelles pas fidèles à ce programme positiviste ? Sans doute ne peut-on s'en tenir à ces méthodes inductives d'explication, sans doute ne peut-on faire, dit M. Dufrenne, «comme si les mouvements des prix, des idées et des peuples étaient des mouvements browniens seulement justiciables de la loi des grands nombres et comme s'il n'y avait pas des initiatives et des décisions humaines à leur origine ».

Durkheim lui-même, après avoir découvert par méthode inductive que les célibataires se suicident plus que les hommes mariés, les protestants plus que les catholiques, ne fait-il pas implicitement appel à la compréhension lorsqu'il conclut que le taux du suicide est a inversement proportionnel à l'intégration de l'individu au milieu social »,c'est-à-dire que le suicide est fonction de l'isolement? Il ne se contente pas alors de déchiffrer des statistiques mais il s'efforce de les comprendre : et il est aisé de comprendre en se mettant à la place d'hommes très isolés qu'ils tiennent moins à la vie.

De même la loi de Gresham : « La mauvaise monnaie chasse la bonne » est justiciable d'une interprétation compréhensive : je comprends aisément qu'en période d'inflation de monnaie-papier les hommes cachent leurs pièces d'or et fassent largement circuler les billets de banque qui se déprécient.

En ce sens l'explication ne trouve sa vérité.

comme (lit très bien M.

Ruyer, que par le « reflet d'une compréhension possible ».

Seulement la compréhension ne doit pas suppléer l'explication, ni la précéder.

Les statistiques permettent à Durkheim d'établir que le taux du suicide, toutes choses égales d'ailleurs, est plus élevé dans les périodes de calme politique et de paix qu'en temps de crise politique ou diplomatique ou de guerre ! Ce résultat manifeste l'intérêt qu'il y a à traiter le fait social comme une chose au moins pour commencer car a priori et u intuitivement » nous n'aurions pas soupçonné cette loi sociologique. La « compréhension » ne présente elle-même aucune garantie d'objectivité.

D'abord il se peut que, croyant découvrir le sens du fait social, je le recouvre d'une interprétation aussi fantaisiste que «signifiante » il y a toujours plusieurs interprétations « compréhensibles » possibles.

Le suicide est plus rare en temps de guerre.

Est-ce parce que, dans la patrie menacée, l'urgence du péril renforce la cohésion des liens sociaux ? Est-ce parce que les tendances agressives sont alors tournées contre l'ennemi et qu'on ne songe plus à les retourner contre soi ? L'observation m'apprend-elle, remarque Robert King Merton, que les chômeurs lisent moins que les travailleurs en plein emploi ? Je le « comprends » parce que le chômage suscite l'anxiété qui empêche une activité réclamant de l'attention comme la lecture.

L'observation m'apprend-elle au contraire que les chômeurs lisent plus que lorsqu'ils travaillent ? Je comprends qu'ils ont plus de loisir et qu'ils cherchent peut-être à accroître leur qualification ! Et quand bien même je n'interpréterai pas abusivement, quand bien même ma compréhension serait une participation réelle à l'expérience vécue par autrui, je n'aurai pas pour autant une véritable connaissance psychologique, sociologique ou historique.

« Le sentiment est objet de science, dit Durkheim, non le critère (le la vérité scientifique ».

Si connaître le vécu social c'est le vivre une seconde fois, si connaître n'est pas autre chose que « naître avec », alors être suffit et la connaissance n'ajoute rien à l'expérience.

Dans ces conditions il faudrait admettre qu'un amoureux frénétique sera le meilleur psychologue de la passion, qu'un musulman fanatique sera le meilleur sociologue de l'Islam.

En fait aucune science ne reste au niveau du vécu.

L'intuition sympathique doit être éclairée par une analyse objective qui exige un certain recul par rapport au donné, lequel, s'il est vécu comme valeur par le sujet, est en définitive pensé comme chose par le savant.. »

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