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Est-ce que le roman sert uniquement à s'évader ?

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« Le roman, dit-on, favorise l'imagination et permet l'évasion de l'esprit ; cela n'est pas en soi véritablement contestable. Notre libellé le sous-entend explicitement en demandant si le roman sert « uniquement » à s'évader.

Il s'agit donc de réfléchir sur l'évasion que suggère le roman à son lecteur et, par son analyse, à reconnaître ses limites.

D'une manière plus large, il nous faudra alors examiner la fonction de la littérature : quel rôle joue-t-elle dans l'existence des hommes ? Quelle nécessité l'appelle ? Il ne s'agit plus simplement de prendre les romans pour des choses légères et frivoles, mais de saisir qu'ils sont une certaine manifestation de mécanismes proprement humains. I – Les bénéfices de la lecture « Je n'ai jamais eu de chagrin, disait Montesquieu, qu'une heure de lecture n'ait dissipé », en quoi il indiquait la puissance des livres à détourner son esprit des peines qui l'accablaient.

Parmi ces livres, les romans semblent d'ailleurs les plus recommandés pour obtenir cet effet, puisque tandis qu'un ouvrage technique (de science ou de philosophie, par exemple) exigera de l'esprit une attention accrue, un roman flattera l'imagination. C'est donc bien l'imagination qui permet l'évasion, car elle nous fait sortir du monde et du quotidien.

Gaston Bachelard la définissait comme la faculté de déformer les images (notamment notre perception du monde) et c'est en somme ce que fait le roman : sur un mode imaginatif, il propose un autre monde à notre imagination.

Point d'appui dans la réalité (le livre est un objet matériel comme les autres), sa lecture nous propulse dans un au-delà du monde, dans un imaginaire où l'esprit s'évade. Cependant, n'est-il question que de cela et le roman peut-il n'être qu'un faire valoir pour un autre monde où l'on s'échapperait ? II – Temps et récit Dans son ouvrage Temps et récit, Paul Ricœur suggère de prendre la mesure de la littérature, dont font partie les romans, notamment en appréciant la portée des histoires qu'ils véhiculent.

En effet, pour Ricœur, le fait de raconter une histoire ou des histoires (sa réflexion s'applique aussi bien à l'Histoire comme récit qu'aux histoires comme récit) n'est pas innocent, mais joue un rôle dans la construction de notre identité en modifiant notre rapport au temps.

Qu'est-ce à dire ? La thèse de Ricœur consiste à montrer que l'analyse du temps est prise dans une aporie, c'est-à-dire une impasse. En effet, deux conceptions du temps s'oppose : d'un côté, celle d'un temps cosmologique, lié au rythme du monde (cosmos) et qui se calque sur les saisons, l'alternance du jour et de la nuit ; de l'autre, la conception d'un temps psychologique, lié à chacun, c'est-à-dire aux expériences quotidiennes.

De ce point de vue, le temps psychologique est fait d'ici et de maintenant, puisque j'agis toujours ici et maintenant, je vois ici et maintenant, etc.

On le comprend rapidement, ces deux visions du temps ne sont guère compatibles. Or, pour Ricœur, la narrativité (le fait de raconter des histoires) permet de faire la jonction entre ces deux temps, cosmologique et psychologique.

Le temps devient alors historique, c'est-à-dire humain, puisqu'il articule le temps du monde (cosmologique) et le temps des hommes (psychologique) en un temps commun au monde et aux hommes.

Le temps calendaire (qui suit les calendriers) est un exemple : tel date est pour moi ici et maintenant, mais demain il s'agira d'un jour passé dans le temps du monde. III – Le roman et la référence métaphorique Ainsi, les romans – dont rend compte la narrativité – modifient notre rapport au temps et ne se trouvent plus tournés exclusivement vers l'imaginaire, mais vers la puissance de refiguration des histoires.

Refiguration signifie que les romans donnent une autre figure, mettent en forme différemment notre expérience du temps.

En cela, ils ont une action sur le monde.

Nous pouvons compléter cela en faisant appel à la référence métaphorique.

De quoi s'agit-il ? L'idée s'appuie sur les ressources du langage mise en œuvre dans le roman, notamment la métaphore, au sens où celle-ci permet d'utiliser un mot pour un autre : je dis « le lion s'élança » au lieu de « Achille s'élança ».

En faisant cela, je fais plus que comparer Achille à un lion, je ne me contente pas non plus de décrire Achille, mais je le re-décris comme un lion : mon discours porte au langage, pour ainsi dire, une nouvelle vision des choses.

Utiliser un mot pour un autre, c'est donc réveiller notre attention au langage (la métaphore étonne) et, par voie de conséquence, stimuler la manière dont nous voyons les choses et agissons parmi elles.

Le langage permet alors d'avoir une emprise sur le monde et d'agir sur lui. Mais, dira-t-on, les romans peuvent être des récits de fiction ne décrivant rien de réel ou d'observable dans le monde.

Cela n'est pas faux, mais il faut comprendre que la métaphore propose plus une manière d'être qu'une manière de voir, ce qui rend insignifiant de savoir s'il s'agit d'un récit historique ou d'un récit de fiction afin se concentrer sur la force du langage. Conclusion : Ainsi, il ne s'agit pas de nier l'évasion que procure le roman et le plaisir que suscite la lecture.

Cependant, il s'agit de comprendre les mécanismes propres de la littérature en tant que production humaine, afin de ne pas la rabaisser au statut de production frivole et de second rang.

Tout d'abord elle permet de résoudre le problème du temps en produisant un temps historique et humain, propre à l'humanité et au monde comme aux individus.

Ensuite, elle modifie notre rapport au monde en nous suggérant un certain être-au-monde : la puissance du langage se révèle alors dans le roman, qui ne décrit plus purement et simplement, mais re-décrit et donne à être.

Même les romans les plus naturalistes – songeons à Zola – qui fourmillent de « descriptions » suivent ces exigences, sinon ils ne seraient à peine plus intéressants que des magazines d'ameublement intérieur.. »

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