Aide en Philo

Essai philosophique : Parvient-on jamais à être soi-même ?

Publié le 12/03/2022

Extrait du document

« En 1923, Antonin Artaud a expédié des poèmes à La nouvelle revue française.

Son directeur, Jacques Rivière, ne souhaite pas les publier, mais s'en explique, et ouvre ainsi une correspondance suivie entre les deux écrivains. Vous dites « qu'un homme ne se possède que par éclaircies, et même quand il se possède, il ne s'atteint pas tout à fait ».

Cet homme, c'est vous ; mais je peux vous dire que c'est moi aussi.

Je ne connais rien qui ressemble à vos « tornades », ni à cette « volonté méchante » qui « du dehors attaque l'âme » » et ses pouvoirs d'expression.

Mais pour être plus générale, moins douloureuse, la sensation que j'ai parfois de mon infériorité à moi-même n'est pas moins nette. Comme vous j'écarte, pour expliquer les alternatives par lesquelles je passe, le symbole commode de l'inspiration.

Il s'agit de quelque chose de plus profond, de plus « substantiel », si j'ose détourner ce mot de son sens, qu'un bon vent qui me viendrait, ou non, du fond de l'esprit ; il s'agit de degrés que je parcours dans ma propre réalité.

Non pas volontairement, hélas ! mais de façon purement accidentelle. Il y a ceci de remarquable que le fait même de mon existence, comme vous le notez pour vous-même, ne fait à aucun moment pour moi l'objet d'un doute sérieux ; il me reste toujours quelque chose de moi, mais c'est bien souvent quelque chose de pauvre, de malhabile, d'infirme et presque de suspect.

Je ne perds pas à ces moments toute idée de ma réalité complète ; mais quelquefois tout espoir de la reconquérir jamais.

Elle est comme un toit au-dessus de moi qui resterait en l'air par miracle, et jusqu'auquel je ne verrais aucun moyen de me reconstruire. Mes sentiments, mes idées - les mêmes qu'à l'habitude - passent en moi avec un petit air fantastique ; ils sont tellement affaiblis, tellement hypothétiques qu'ils ont l'air de faire partie d'une pure spéculation philosophique, ils sont encore là, pourtant, mais ils me regardent comme pour me faire admirer leur absence. Proust a décrit « les intermittences du cœur » ; il faudrait maintenant décrire les intermittences de l'être. [...] En tout cas, c'est un fait, je crois, que toute une catégorie d'hommes est sujette à ces oscillations du niveau de l'être.

Combien de fois, nous plaçant machinalement dans une attitude psychologique familière, n'avons-nous pas découvert brusquement qu'elle nous dépassait, ou plutôt que nous lui étions devenus subrepticement inégaux ! Combien de fois notre personnage le plus habituel ne nous est-il pas apparu tout à coup factice, et même fictif, par l'absence des ressources spirituelles, ou « essentielles », qui devaient l'alimenter ? Où passe, et d'où revient notre être, que toute la psychologie jusqu'à nos jours a feint de considérer comme une constante ? Jacques Rivière, Lettre à Antonin Artaud du 8 juin 1924 Essai philosophique : Parvient-on jamais à être soi-même ?. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles