En quoi consiste la réflexion philosophique ?
Extrait du document
«
I.
Avant l'avènement de la science et de la technique modernes, on pouvait se représenter la philosophie comme un
savoir (connaissance du sens profond de l'univers et de l'homme) et comme un pouvoir (pouvoir de dominer nos
passions et nos misères, de parvenir au bonheur).
II.
Mais la philosophie ainsi interprétée doit avouer son échec.
Elle n'est pas un vrai savoir, car les systèmes
succèdent aux systèmes : on dispute à l'infini sans jamais se convaincre.
Elle n'est pas un vrai pouvoir car la
sagesse ne donne pas le bonheur.
Mépriser comme les stoïciens la misère, la maladie, les épreuves de la vie, ne peut
empêcher d'en souffrir.
La résignation stoïcienne fait de nécessité vertu.
Elle est un aveu d'impuissance (« Le
stoïcisme est la transfiguration morale de l'esclavage », dira Nietzsche).
III.
Aujourd'hui, la science et la technique semblent nous donner un savoir vérifiable et un pouvoir réel.
La science
paraît avoir chassé la philosophie non seulement de l'étude du monde, mais encore de l'étude de l'homme.
Après la
physique (XVII° siècle, Galilée), la chimie (XVIII° siècle, Lavoisier), la biologie (XIX° siècle, Claude Bernard), voici
que les « sciences humaines » à leur tour deviennent positives.
Psychologie, sociologie apportent à l'étude du
comportement humain méthode expérimentale et mesure.
De même la puissance technique semble rendre caduque la
sagesse philosophique.
Dans la lutte contre la misère (exploitation rationnelle des ressources économiques), contre
la maladie (médecine, chirurgie), la technique nous confère un pouvoir réel.
IV.
Dans ces conditions, faut-il penser que la philosophie n'est rien et ne sert à rien ? Nullement, mais il faut
comprendre que la philosophie n'est pas une connaissance comme les autres, mais qu'elle est avant tout un effort
de réflexion.
La réflexion est un mouvement de retour de l'esprit sur soi-même (réflexion) qui ne se donne aucune
connaissance nouvelle mais qui s'interroge sur les connaissances qu'il avait déjà.
C'est ainsi que déjà Socrate, le
premier et le plus grand des philosophes, prétendait n'enseigner aucun savoir, mais faire réfléchir ses auditeurs.
Par
exemple, Socrate demande à Ménon : « Qu'est-ce que la vertu ? » et Ménon répond que « la vertu consiste à savoir
commander aux hommes ».
Socrate lui fait alors observer qu'un enfant et un esclave peuvent être vertueux et qu'il
ne leur appartient pourtant pas de commander.
Ménon se trouble alors et cherche une autre définition.
On le voit,
Socrate ne transmet à Ménon aucun savoir.
Il se contente de poser des questions.
Ménon ne reçoit pas un
enseignement, il réfléchit à ce qu'il savait déjà.
Grâce à Socrate il met en question son propre savoir, il fait de la
philosophie.
Ménon (à Socrate qui lui demande : « Qu'est-ce que la vertu? »).
— Mais, Socrate, il n'y a pas de difficulté
pour moi à parler.
En premier lieu, si c'est la vertu de l'homme que tu souhaites, il est aisé de dire que ceci
constitue la vertu d'un homme : être ce qu'il faut être pour gérer les affaires de l'État, et, dans cette gestion,
faire le bien de ses amis et le mal de ses ennemis, en se gardant soi-même d'avoir, en rien, pareil mal à subir.
Souhaites-tu la vertu d'une femme? Il n'est pas difficile d'expliquer que cette dernière a le devoir de bien
administrer la maison, en veillant à l'entretien de ce que renferme la maison, en étant docile aux instructions de
son mari.
De plus autre est la vertu de l'enfant selon que c'est un garçon ou une fille, autre celle d'un homme
plus âgé, d'un homme libre, d'un esclave.
Comme il existe une prodigieuse quantité d'autres vertus, on n'est
pas embarrassé, au sujet de la vertu pour dire en quoi elle consiste.
(...).
Socrate.
— Ah ! quelle bonne fortune extraordinaire c'est pour moi, semble-t-il, si étant en quête d'une unique
vertu, j'ai trouvé, placé sous ta main, un essaim de vertus.
Et pourtant, Ménon, si je t'interrogeais, pour garder
l'image de l'essaim, sur ce que peut bien être la nature d'une abeille et que tu m'eusses dit que des abeilles, il y
en a de beaucoup de sortes, que me répondrais-tu si je te demandais : « Prétends-tu que ce soit du fait même
d'être des abeilles qu'elles sont de beaucoup de sortes et différentes les unes des autres? Ou bien que, par ce
fait même, elles ne diffèrent nullement, mais par quelque autre caractère, ainsi par leur beauté ou par leur
grosseur, ou par quelque autre caractère du même genre ? » Dis-moi, que répondrais-tu interrogé de la sorte?
Mén.
— Ce que je répondrais, moi ? c'est qu'elles ne diffèrent en rien l'une de l'autre, en tant qu'elles sont des
abeilles !
Socr.
— Mais si, après cela, je te disais : « C'est donc, Ménon, de cette seule chose que je te demande de
parler : ce en quoi elles ne diffèrent nullement, mais sont, toutes, sans exception, la même chose, qu'est-ce
que c'est d'après toi? » sans doute serais-tu à même de me faire une réponse.
Mén.
— Oui, ma foi !
Socr.
— C'est précisément ainsi qu'il en est également au sujet des vertus ! Quand bien même elles seraient de
beaucoup de sortes, toutes sans exception possèdent du moins un certain caractère identique, qui est unique,
par lequel elles sont des vertus et vers lequel aura tourné son regard celui qui, en réponse à la question qu'on
lui a posée, est, je pense, convenablement en état de faire voir quelle peut bien être la réalité de la vertu.
Cette page, située au début du dialogue, présente les tâtonnements du vulgaire face à l'exigence
philosophique.
Alors que Socrate cherche à définir les caractères essentiels de la vertu, que l'on retrouve en
tous les exemples d'actes vertueux, Ménon se perd dans l'accumulation d'exemples.
Facilement content de luimême, il croit que l'abondance d'exemples est signe de la pertinence de sa réponse : son ton est méprisant ; la
recherche est facile, dit-il, parce que la question est trop simple ; le philosophe est celui qui cherche des
difficultés là où, de toute évidence, il n'y en a pas ! ?
En réalité, Socrate, fidèle à sa méthode, va introduire le doute chez son interlocuteur par le moyen de l'ironie :
en feignant de le complimenter (« quelle bonne fortune extraordinaire...
»), il va l'amener à s'apercevoir qu'il ne
sait pas ce qu'il croyait savoir, que la simplicité apparente recèle une question plus délicate : au-delà de la
pluralité des exemples, comment saisir ce qui les unit ; comment comprendre que, dans leur diversité, ils soient.
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