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Doit-on être de son temps ?

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« Introduction.

— Le laudator temporis acti a peu de crédit auprès des jeunes.

Si on leur impose le genre de vie que connurent leurs grands-pères, voire leurs parents, ils protestent : nous ne sommes plus au siècle de la diligence et de la chaise à porteurs, mais à celui de l'automobile et de l'avion.

Il faut vivre avec son temps, et il est absurde de s'immobiliser au stade d'une civilisation périmée.

Que fautil penser de cette prétention et peut-on admettre sans aucune réserve qu'il faut être de son temps ? CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR « ÊTRE DE SON TEMPS » Inutile de le dire, il ne dépend pas de nous d'être contemporains de Louis XIV ou de vivre à la fin du XXe siècle.

Nous sommes de notre temps et ne pouvons pas ne pas en être, non seulement du fait de la date de notre naissance, mais aussi du fait de notre éducation qui nous a donné inévitablement des idées et des goûts propres à une époque : même si nous portons un intérêt spécial à un âge révolu et regrettons qu'il soit passé, la représentation que nous nous en donnons et notre attitude à son égard dépendent de ce que nous a faits le milieu dans lequel nous nous sommes éveillés à la pensée, et ce milieu dépend de son temps. Il n'en est pas moins vrai que, suivant le tempérament et surtout suivant l'âge, on peut, de son temps, préférer ou bien ce qu'il conserve du passé, ou bien ce qu'il apporte de nouveau. Être de son temps devrait donc consister à accepter l'époque à laquelle l'on vit avec tout ce qu'elle comporte : avec ses traditions comme avec ses innovations plus ou moins révolutionnaires.

Mais, par réaction contre la masse naturellement conservatrice et routinière, ceux qui prétendent être de leur temps sont portés à faire fi du passé à l'avantage des seules nouveautés apparues à leur époque. Parmi ces nouveautés figurent au premier rang la libération de certaines contraintes que s'imposaient nos ancêtres : autrefois, on avait le sens du travail et de l'économie, le respect des règles du savoir-vivre et des exigences du décorum pour l'observation desquelles on savait se gêner, la préoccupation de la moralité qui maintenait longtemps les jeunes, et surtout les jeunes filles, sous la surveillance de leurs parents... La devise « être de son temps » a la faveur des esprits à tendance libertaire et jouisseuse beaucoup plus que de ceux qui se préoccupent avant tout de faire leur devoir et de servir.

A l'époque des pénibles restrictions de la guerre et de l'après-guerre, était-il considéré comme « de son temps » celui qui acceptait la situation avec courage, ne cherchant pas à frauder les règles du rationnement et soucieux de contribuer pour le bien commun à augmenter la production ? Au contraire, certains le considéraient Comme le ridicule témoin d'une époque révolue ; mais qu'il renonçât à son bel idéalisme et cherchât à profiter du désordre économique pour tirer de trafics plus ou moins avouables de gros bénéfices lui permettant une vie large depuis longtemps oubliée des familles honnêtes, alors on disait de lui : « il s'est mis à la page, il est de son temps ».

Après ces remarques, il ne sera pas difficile de répondre aux questions posées. II.

— DOIT-ON ÊTRE DE SON TEMPS ? La réponse négative n'est évidemment pas acceptable : outre que la prétention de ne pas être de son temps serait chimérique, elle aurait des résultats néfastes pour la société aussi bien que pour les individus. Poux les individus, car on ne peut pas vivre tout seul.

Même du point de vue moral, nous ne pouvons réaliser notre nature humaine que par le contact avec nos semblables.

Or, les compagnons d'existence par la fréquentation desquels nous pouvons parvenir développer notre personnalité propre ne peuvent pas être des hommes du siècle passé ; nous ne pouvons avoir de rapports concrets qu'avec nos contemporains.

Sans doute, certaines familles pourraient s'organiser en groupement fermé dans lequel on continuerait à vivre comme jadis.

Mais, si elle était encore possible, une telle séquestration deviendrait rapidement malfaisante pour ceux-là mêmes qui l'auraient décidée afin de se soustraire à la contamination de leur siècle ; privés du stimulant des problèmes nouveaux et de la contradiction, ils s'assoupiraient bientôt dans un dogmatisme inerte. Et puis leur résolution, si tant est qu'elle puisse être bonne pour eux-mêmes, serait pas trop égoïste.

Il faut, en effet, songer aux autres. Si la société de notre temps a pris des voies que nous jugeons mauvaises, il n'y a qu'une façon de contribuer à la ramener dans le bon chemin : se mêler à sa vie et, par conséquent, être de son temps. Aussi optons-nous sans hésiter pour l'affirmative : nous devons être de notre temps. III.

— DANS QUELLE MESURE ? Mais s'il est facile de répondre catégoriquement à la première question, la difficulté est de déterminer jusqu'à quel point il faut être de son temps.

Être de son temps, les partisans les plus férus de la civilisation contemporaine le reconnaîtront, n'est pas le bien absolu ou le bien en soi.

Le bien est de vivre une vie humaine et le progrès consiste dans l'humanisation de l'existence individuelle et de l'existence collective.

Il faut donc être de son temps dans la mesure où les institutions et les moeurs de ce temps assurent à un plus grand nombre un standard de vie plus humain, facilitant à chacun la réalisation de sa fin d'homme. Par suite, le souci d'être de son temps doit se concilier avec l'estime ou même le culte du passé.

Dans ce passé, beaucoup de nos ancêtres réalisèrent éminemment leur fin humaine et nous laissèrent des oeuvres d'une beauté qui manque à celles de notre époque. Sans prétendre leur sacrifier les avantages de nos méthodes de production, nous devons en conserver comme un précieux héritage les vestiges et le souvenir.

Construisons en ciment armé des habitations commodes, mais conservons avec piété la vieille maison familiale et ses bahuts sculptés ; sachons admirer nos cathédrales de pierre dans lesquelles le maçon a mis toute sa foi.

Et de même, tout en renonçant à certaines exigences du protocole incompatibles avec l'activité moderne, restons fidèles aux règles du savoir-vivre.

Elles imposent une certaine gêne ; mais si le progrès matériel, qui a tant réduit la peine du travail humain, nous avait fait perdre l'habitude de nous gêner pour honorer autrui, il ne nous aurait pas grandis, et il y aurait lieu de regretter, au moins sur ce point.

d'être de son temps. Ensuite, au lieu de se mettre aveuglément à leur remorque, il faut appliquer son esprit critique aux nouveautés qui captivent la masse. Beaucoup d'entre elles sont moralement indifférentes et ne nous font ni monter ni descendre dans l'échelle humaine : que nous voyagions en voiture, à cheval, en auto ou en avion, il importe peu ; ces moyens de locomotion ne sont que des; instruments parmi lesquels il faut choisir celui qui nous permet de mieux assurer notre travail.

Il en est de mauvaises, comme l'organisation d'une propagande partisane qui asservit les esprits : on ne doit pas se laisser envoûter.

Il n'en manque pas d'excellentes comme le souci de culture totale, intellectuelle aussi bien que physique : il convient de se laisser porter par ce courant. La meilleure façon de faire un choix judicieux entre les traditions d'un passé qui se prolonge et les innovations qui tendent à les remplacer est de songer à l'avenir : Qu'est-ce qui me fera plus homme ? Qu'est-ce qui rendra la société des hommes plus humaine ? Voilà ce qu'il faut se demander dans les conflits entre partisans des anciens et partisans des modernes, veillant à ne pas oublier, dans l'ardeur de la dispute, l'objectif essentiel qui n'est pas d'être de son temps, mais d'être un homme. Conclusion.

— Il y a diverses façons d'être de son temps.

La plus facile est de se laisser faire par lui, adoptant de confiance ses aversions et ses enthousiasmes.

Mais on peut aussi chercher, dans une certaine mesure et dans un petit cercle, à le faire et à le modeler suivant son idéal.

Inutile de le dire, c'est de ces derniers que l'histoire a conservé le nom, qui reste comme la marque de leur temps : preuve que, mieux que quiconque, ils ont été de leur temps.. »

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