Doit-on condamner l'artificiel ?
Extrait du document
«
Introduction
Il n'est pas rare de trouver un exemple d'un objet non naturel, un artifice, quelque chose qui n'est pas porteur
d'une essence propre puisqu'il a été produit par autre que soi.
Si l'artificiel est production, on peut alors penser
derrière lui un original, quelque chose qui se maintient par soi et s'inclut dans l'ordre des choses naturelles.
Mais
l'artifice peut tout aussi bien s'immiscer dans les actes et les jugements de l'homme.
Celui-ci aurait ainsi perdu, en
entrant en société, ce côté naturel qui le caractériserait positivement.
C'est toute la pensée de l'automatisme qui
vient aussi prendre place ici, en ce que les progrès techniques (le machinisme) pourrait nuire à la nature elle-même.
Ne peut-on pas voir dans l'artificiel, en tant que c'est toujours des productions humaines que nous avons sous les
yeux, l'objet d'une évolution capable de faciliter et d'augmenter les opérations humaines ?
I.
L'originel opposé à l'artificiel
a.
Le livre II de la Physique d'Aristote définit l'être naturel (physei on),
objet propre de la physique.
Il se distingue de l'être artificiel en ce qu'il a en
lui-même un principe de mouvement et de repos.
Alors que, dans l'art, l'agent
est extérieur au produit, la nature est un principe immanent de spontanéité :
la nature ressemble à un médecin qui se guérirait lui-même (199 b 31).
L'analogie de l'art permet de comprendre que, comme l'art, la nature agisse
comme cause finale, comme principe organisateur ; en ce sens, la nature et
l'art s'opposent à l'image populaire du hasard.
Mais, alors que Platon estimait
que l'art est antérieur à la nature, voulant montrer par là qu'une construction
divine préside à l'organisation de la nature, Aristote institue le rapport
inverse : pour lui, c'est l'art qui imite la nature, s'efforçant de reproduire par
des médiations laborieuses la spontanéité qui n'appartient par soi qu'aux êtres
naturels.
b.
L'origine se déduit de la nature même de la chose, sans que puissent lui
être opposées les formes concrètes prises par cette chose dans son
développement historique.
Rousseau est sans doute celui qui a pensé le plus
à fond ce statut de l'origine, dans la Préface du Second Discours (Discours
sur l'origine de l'inégalité).
Il faut, dit-il, « démêler ce qu'il y a d'originaire et
d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme » : c'est donc qu'« originaire »
s'oppose à « artificiel » et non à « actuel » ; l'actuel combine les deux caractères : une nature qui a été recouverte
et les sédiments – l'artifice – qui la recouvrent ; mais, même cachée, la nature demeure toujours présente, et c'est
pourquoi il faut effectuer ce geste de dévoilement, puisqu'elle continue à gouverner en quelque manière ce qui la
voile.
Au reste, il ne faut pas croire qu'il y eut un temps où elle existait nue, et même s'il y en eut, cela ne tire pas à
conséquence, car c'est d'essence qu'il s'agit et non de faits.
Il nous faut connaître un état qui n'existe plus,
souligne Rousseau, « qui n'a peut-être jamais existé [...] et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions
justes pour bien juger de notre état présent ».
Peu importe que dès le commencement l'essence se soit trouvée
mêlée à des impuretés historiques qui empêchent de jamais la découvrir seule.
La démarche originaire consiste à
l'isoler intellectuellement de ces impuretés, et non à rechercher ce commencement empirique qui n'a pas de
privilège.
II.
Le machinisme
En tant que réalité humaine et sociale, la machine a joué un rôle complexe et a fait l'objet, de la part des
philosophes, de représentations variées, souvent contradictoires : moyen d'augmenter le bien-être des hommes,
facteur de progrès ou, à l'inverse, engin maléfique susceptible de se retourner contre son utilisateur pour l'asservir.
À cet égard, le problème de la machine a une histoire qui peut s'ordonner autour de trois axes principaux,
correspondant eux-mêmes à des configurations différentes de la structure sociale et à des étapes du
développement des techniques.
Aristote a conscience du rôle des machines quand il écrit, dans la Politique (I, 4)
que, « si les navettes tissaient d'elles-mêmes et si les plectres pinçaient tout seuls la cithare, alors ni les chefs
d'artisans n'auraient besoin d'ouvriers, ni les maîtres d'esclaves ».
L'absence de machines justifie l'esclavage, par
ailleurs fondé en nature selon Aristote, et vice versa l'existence de cette main-d'œuvre abondante et bon marché
explique la stagnation du machinisme dans l'Antiquité, phénomène dont rendent compte aussi certains traits
caractéristiques de la mentalité hellénique, si l'on se réfère aux textes philosophiques : valorisation suprême de la
contemplation par rapport à toute autre forme d'activité et mépris du travail manuel, supériorité affirmée du naturel
sur l'artificiel.
Cet ordre de valeurs va peu à peu s'inverser au cours des siècles suivants, qui voient s'opérer la
réhabilitation progressive de tout ce qui est mécanique.
L'utilisation des machines, et notamment de la force
hydraulique, connaît un essor important à partir des XVIe et XVIIe siècles.
C'est avec Bacon et Descartes que la
machine sera considérée essentiellement comme un moyen de libérer l'homme des forces de la nature ; la clef de
l'amélioration des conditions de l'existence humaine est à chercher dans le développement des techniques, grâce
auxquelles nous pouvons « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, Discours de la
méthode, 5e partie).
Ce mouvement se précise au XVIIIe siècle avec la construction des automates (Vaucanson),
le perfectionnement des fileuses mécaniques et, surtout, la création et la mise au point de la machine à vapeur
(Papin, 1690 ; Savery, 1698 ; Newcomen, 1712 ; Watt, 1763), source d'énergie motrice applicable à tous les
travaux industriels et autonome par rapport aux phénomènes naturels, limitant l'intervention humaine à un simple
contrôle.
En même temps, les encyclopédistes affirment leur confiance dans les inventions techniques et propagent.
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