DESCARTES
Extrait du document
«
Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en
quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul,
et qu'on est, en effet, l'une des parties de l'univers, et plus particulièrement encore l'une des parties de cette
terre, l'une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure,
par son serment, par sa naissance.
Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux
de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s'exposer à un grand
mal pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul,
que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver.
Mais si on rapportait
tout à s o i - m ê m e , o n ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu'on croirait en retirer
quelque petite commodité, et on n'aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune
vertu ; au lieu qu'en se considérant comme une partie du public on prend plaisir à faire du bien à tout le
monde, et même on ne craint pas d'exposer sa vie pour le service d'autrui, lorsque l'occasion s'en présente.
DIRECTIONS DE RECHERCHE
• Pourquoi Descartes convient-il et note-t-il avec soin que « chacun de nous » est « une personne séparée des autres » et « dont ...
les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde » ? Que signifie exactement « en quelque façon » ? Comment
rendre compte du « par conséquent » ?
• Pourquoi doit-on penser qu' « on ne saurait subsister seul » ? Que signifie ici « en effet » ? Demeure » renvoie-t-il à « partie de
cette terre », « serment » à « Etat » et « Société », « naissance » à « famille » ?
• Est-il nécessairement contradictoire de dire que « chacun de nous est une personne séparée des autres et dont les intérêts sont en
quelque façon distincts de ceux du reste du monde » et dire « qu'on est l'une des parties de l'univers...
de cette famille, à laquelle on
est joint » ?
• Que signifie dans le texte « avec discrétion » ?
• Est-il nécessairement contradictoire d e dire qu' « il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie à ceux d e sa
personne en particulier » et dire « si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir
perdre pour la sauver » ?
• A partir de ce questionnement dégager la problématique de Descartes et l'apprécier : on aura ainsi « dégagé l'intérêt philosophique
du texte ».
Remarques préliminaires
L'étude attentive d'un texte philosophique revêt un intérêt majeur dès
lors que le problème qu'il permet d'aborder et d'éclairer est explicitement défini.
Ainsi « mise en situation » l'explication proprement
dite apparaît c o m m e u n e s o r t e d e dialogue rationnel et dynamique, o ù l a p e n s é e d e l'auteur est interrogée à partir d'un examen
rigoureux de ses propos.
La mise en évidence de l'intérêt philosophique du texte consiste à reprendre le problème pour lui-même, et à formuler les acquis de
l'étude ainsi conduite, tout en les situant par rapport à d'autres points de vue dont l'évocation permet d'enrichir la réflexion.
Il s'agit
e n m ê m e temps de montrer la portée de ces acquis pour statuer sur des problèmes, des attitudes, des phénomènes relevant de
l'existence quotidienne.
Quelques observations sur l'intérêt philosophique du texte de Descartes:
Tiré de la lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, l'extrait proposé présente une réflexion exemplaire sur le rapport entre individu
et communauté humaine.
Comment, d'un point d e vue individuel, se comprendre s o i - m ê m e c o m m e partie prenante d e toute la
communauté humaine, et en tirer les conséquences sur le plan moral ? L'enjeu philosophique d'une telle question ne peut échapper
à quiconque entend se situer dans le Monde, et maîtriser en homme responsable les exigences de la vie collective.
Enfermé dans les
limites de sa singularité, l'individu serait aveugle au sens de sa condition d'homme.
Et le destin de l'univers, dont il prétendrait se
désintéresser, s'imposerait à lui de toute façon, à travers les violences de l'histoire.
S'affranchir de soi-même, ce n'est pas renoncer à
ses « intérêts » « en quelque façon distincts de ceux du reste du monde », mais découvrir de quelle manière on peut être impliqué
dans la communauté hum aine, et concerné par son devenir.
Il est très remarquable d'observer que l'exigence philosophique remonter aux principes d e la condition humaine et saisir le sens d e chaque vécu singulier - conduisait Descartes à énoncer les
fondements d'une sorte de « devoir d'humanité » à l'égard de la communauté humaine universelle.
Idée qui, au xx' siècle, prend un
relief très important la « mondialisation » majeure des problèmes des h o m m e s , la dimension d e plus en plus cosmopolite de
l'existence, font que la solidarité universelle, éprouvée comme nécessité objective, tend de plus en plus à devenir une valeur mieux
reconnue.
Le texte d e Descartes a d'admirables accents stoïciens.
« O n est, en effet, l'une des parties d e l'univers.
» La
reconnaissance de l'insertion de l'individu dans le grand Tout conduit à cultiver l'harmonie avec la nature, à la découvrir à l a fois
c o m m e accord avec l'ensemble d e la communauté, et accord avec soi-même.
La f a m e u s e convenientia des stoïciens permet d e
concilier l'exigence éthique et la maîtrise de soi : cultiver l'accord avec l'univers, c'est aussi se délivrer soi-même des mesquineries
quotidiennes qui trop souvent obsèdent l'esprit et vivre la condition humaine dans la conscience exigeante de son sens et d e s a
valeur.
La solidarité avec les autres h o m m e s accomplit, sur le plan moral et politique, u n e telle attitude.
Nous s o m m e s loin d e
l'individualisme replié sur lui-même ! « Il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en
particulier.
» Un tel propos est à rapprocher de quelques lignes célèbres de Montesquieu (voir Mes Pensées, Éd.
du Seuil, « l'Intégrale
», page 855)
« 10.
Si je savais une chose utile à ma nation qui fût ruineuse à une autre, je ne la proposerais pas à mon prince, parce que je suis
homme avant d'être français, [ou bien] parce que je suis nécessairement homme, et que je ne suis français que par hasard.
11.
Si je savais quelque chose qui me fût utile, et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit.
Si je savais
quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier.
Si je savais quelque chose utile à ma
patrie, et qui fût préjudiciable à l'Europe, ou bien qui fût utile à l'Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un
crime.
»
On peut aussi rapprocher le texte de Descartes des propos d'Aristote sur l'amitié naturelle entre les hommes (cf.
sujet précédent) ou
du thème de la pitié, défini chez Rousseau comme répugnance à voir souffrir autrui, ou encore du « Projet de paix perpétuelle » de
Kant, où se trouve explicitée et développée l'idée de communauté humaine universelle.
Une référence aux analyses de Marx, par
ailleurs, constituerait un point de vue complémentaire utile pour la réflexion : il ne s'agit pas de valoriser l'altruisme contre l'égoïsme,
ou l'égoïsme contre l'altruisme, mais de comprendre dans quelles conditions peut se produire l'antinomie des intérêts du groupe et
d e c e u x d e l'individu : cette approche génétique et historique, conjuguée à la conscience philosophique de la condition humaine,
facilite la compréhension de la vie sociale et la définition d'une attitude active et critique..
»
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