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Des cultures différentes font-elles des humanités différentes ?

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« [Introduction] L'histoire des rapports entre cultures différentes a été complexe, et pas toujours très pacifique.

La notion même de « culture », au sens qu'elle a désormais, s'est imposée, significativement, en se substituant à l'idée de « civilisation », qui paraît en effet plus facilement exclusive.

Mais admettre que les cultures élaborées par les hommes manifestent des différences incontestables ne risque-t-il pas d'inviter à concevoir des humanités à leur tour différentes, et donc d'introduire entre ces dernières une sorte de hiérarchie ? Pour penser que l'humanité est unifiée, alors qu'elle ne se réalise que dans des cultures différentes, sans doute est-il nécessaire de repérer, en deçà même des différences culturelles, quelques « qualités » ou potentialités communes à toute l'humanité. [I.

Négation de la différence, ou de l'humanité des autres] Si l'on parle aujourd'hui plus volontiers de « culture » que de « civilisation », c'est, au moins en partie, parce que ce dernier terme impliquait l'existence de « non-civilisés », soit d'hommes privés de ce qui faisait la supériorité » ou la noblesse des « civilisés ».

De surcroît, la « culture », comme ensemble de moeurs, de coutumes, de langue et d'habitudes de vie se transmettant à travers les générations, paraît d'extension plus restreinte : de la sorte, le mot implique, pour ainsi dire automatiquement, une multiplicité des cultures possibles. Les Grecs, qui se concevaient eux-mêmes comme hautement « civilisés », rejetaient tous les non-Grecs (ce qui signifiait d'abord tous ceux qui n'avaient pas le bonheur de pratiquer leur langue), dans la « barbarie » — qui ne valait guère mieux, comme l'indique son étymologie, que l'animalité.

Ultérieurement, on remplaça peu à peu la « barbarie » par la « sauvagerie », mais le « sauvage », individu ainsi nommé par référence à la « forêt » où il était censé vivre, n'était toujours pas un homme authentique.

Il lui manquait trop évidemment ce qui caractérisait le civilisé européen : le baptême ou la peau blanche (ce qui était bien complémentaire, puisqu'on put se demander si les êtres de peau noire avaient seulement une âme), l'organisation politique centralisée autour d'un pouvoir monarchique, la famille telle qu'on la concevait en Europe, le travail comme on l'y avait organisé socialement, etc. On qualifie d'ethnocentrique cette vision qui survalorise le milieu culturel auquel on appartient, mais c'est pour constater qu'en fait, elle est universelle.

Lorsque les Espagnols rencontrent les Indiens d'Amérique du Sud, la reconnaissance de l'humanité de l'autre fait problème des deux côtés : si les Indiens sont visiblement des « sauvages » (bien qu'ils vivent assez peu dans les forêts et que l'Empire inca fût un modèle d'administration...) et des païens qu'il s'agit de christianiser d'urgence et de force, les Espagnols sont plutôt perçus comme des dieux étrangers, en raison de leurs chevaux ou de leur armement.

L'ethnocentrisme a pu ainsi se manifester dans pratiquement tous les contacts entre cultures différentes, et bon nombre d'ethnies africaines doivent leur nom aux conquérants arabes, pour lesquels ils étaient d'abord des « païens ».

Dans ces conditions, la « supériorité » matérielle, celle qui permet au conquérant de s'imposer par la force et les armes, paraît confirmer qu'il y a bien d'un côté des hommes et de l'autre une sous-humanité, ou une animalité, ou encore « de grands enfants », dans tous les cas des êtres sous-développés qu'il s'agit de transformer (par le travail obligatoire, la religion imposée et la modification des coutumes) pour les rapprocher de l'humanité véritable, dont le conquérant fournit le seul modèle concevable.

Ethnocentrisme et hiérarchisation des cultures vont ainsi de pair. [II.

La diversité culturelle et la tentation de la hiérarchie] Montaigne a pourtant bien suggéré que les « cannibales » étaient des hommes au même titre que leurs observateurs, mais le relativisme culturel dont il fait preuve est encore rare au xvIe siècle.

L'inégalité dans le développement matériel des cultures, et notamment dans leur capacité de production de biens de subsistance (ultérieurement, de consommation), a encouragé l'idée de l'inégalité des cultures elles-mêmes. Le développement des voyages de « découvertes », les premières observations ethnographiques, puis la mise au point de l'ethnologie et de l'anthropologie culturelle ont amené à concevoir que les cultures humaines sont bien différentes.

Mais cela n'a pas pour si peu signifié qu'elles avaient toutes la même dignité, dans la mesure où les cultures étrangères n'étaient appréciées qu'à partir des valeurs des observateurs eux-mêmes, qui appartenaient en priorité à la culture européenne, soit celle qui se préoccupe le plus de réalisations matérielles et de « progrès ».

Ainsi a pu s'imposer, notamment au XIX siècle, un « évolutionnisme sociologique » affirmant la possibilité de classer toutes les cultures repérables selon un axe chronologique unique, dont l'aboutissement était bien entendu la culture des partisans de cette théorie : les « primitifs » représentaient les « débuts » de l'humanité, passant ensuite par l'Antiquité « classique » avant de se déployer dans les formes culturelles de l'Occident — ce qui maintenait l'idée que l'humanité n'avait pas partout la même valeur, puisque certains de ses représentants témoignaient de formes culturelles attardées », tandis que d'autres proposaient les formes qui avaient le plus d'avenir. Pour en finir avec un tel évolutionnisme, il a fallu que les ethnologues, à la suite de Claude Lévi-Strauss, montrent que les différentes cultures ne valorisaient pas uniformément les mêmes projets, et fassent par exemple valoir que le « progrès » n'est pas un concept universellement positif – notamment lorsqu'il s'agit du progrès technique ou d'un progrès concernant les facilités de l'existence quotidienne –, ou que les cultures « primitives » sont bien souvent plus attentives que les cultures occidentales à l'équilibre « écologique », plus soucieuses de respecter la vie des espèces ou les rythmes naturels. Les différences culturelles ne concernent donc pas seulement les modes de cuisine, les croyances religieuses, ou les habitudes de politesse, elles portent aussi – sinon en priorité – sur la conception des relations des hommes avec leur environnement global.

Dès lors, aucune hiérarchisation n'est plus possible, puisque l'on est obligé de constater que, selon le critère adopté (entraide entre les membres de la communauté ou enrichissement, développement technique ou connaissance des relations de parenté), c'est l'une ou l'autre forme de culture qui paraîtra « la meilleure ».. »

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