COURNOT
Extrait du document
«
(Les logiciens) exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que l'usage les a façonnées, en leur
opposant sans cesse ce type idéal qu'ils appellent une langue bien faite.
Or, c'est au contraire le langage, dans sa
nature abstraite ou dans sa forme générale, que l'on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les
langues parlées, formées lentement sous l'influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et
d'après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical.
Selon le génie et les destinées des races, sous
l'influence si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées plus spécialement à l'expression de tel ordre
d'images, de passions et d'idées.
De là les difficultés et souvent l'impossibilité des traductions, aussi bien pour des
passages de métaphysique que pour des morceaux de poésie.
Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos facultés
intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d'expression et de transmission de la pensée, ce serait, s'il était
possible, de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver
construite cette langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments.
Présentation
Les ambiguïtés et les imperfections des langues naturelles ont suscité le projet d'une langue rigoureuse et universelle.
Au XIIIe siècle, Raymond Lulle en caressa l'espoir.
Plus tard, Descartes y songea mais n'en poussa pas plus à fond
l'étude.
Leibniz, le premier, en traça les linéaments.
C'est contre ce courant d'idée que s'élève, ici, Cournot.
Analyse
Le texte débute par la critique d'une conception : celle des logiciens.
Ceux-ci jugent les langues naturelles imparfaites
sur le plan syntaxique ou encore lexical et souhaiteraient les remplacer par une «langue bien faite», c'est-à-dire
logique, rigoureuse.
Suit une justification de cette critique : une langue logique ne peut que représenter le langage dans sa «nature
abstraite» ou dans sa «forme» générale et ne peut donc qu'être rigide et défectueuse.
Elle ne peut avoir la souplesse
des langues naturelles qui se sont formées au cours de l'histoire des peuples et qui répondent à leurs besoins divers
(technique, culture, visions du monde).
En conclusion, Cournot suggère qu'au lieu de substituer aux langues naturelles une langue rigoureuse qui serait «le plus
imparfait des instruments», il serait préférable de pouvoir maîtriser toutes les langues parlées et accéder ainsi aux
visions du monde qu'elles contiennent.
• Critique d'une critique : Celle du caractère ambigu et inconséquent (syntaxiquement et lexicalement) des langues
naturelles (les « langues individuelles ») par les logiciens (qui voudraient les remplacer par une « langue bien faite »,
c'est-à-dire rigoureuse, parfaitement logique).
• Justification de cette critique
— Une langue rigoureuse, qui représenterait le langage dans sa « nature abstraite » ou sa « forme générale » (comme
l'est ou le sont la logique ou les mathématiques), serait défectueuse.
— Explication : les langues naturelles se sont formées en répondant à des besoins divers, à des adaptations (race,
climat, culture, vision du monde spécifique).
• Conclusion : Substituer aux langues naturelles une langue bien faite serait un appauvrissement.
L'enrichissement
serait au contraire de pouvoir maîtriser toutes ces langues (et donc toutes les visions du monde
68 qu'elles enveloppent).
• Il est d'apporter une réponse originale à la question traditionnelle de l'équivocité et de l'inconsistance des langues
naturelles qu'il conviendrait de remplacer, pour le progrès de la connaissance, par des langues « bien faites ».
• On a en effet très tôt imaginé d'inventer un langage rigoureux et universel qui éliminerait les inconvénients supposés
des langues naturelles.
Ce fut le rêve de Raymond Lulle (vers 1235-1315) comme celui de Leibniz, qui tenta de
constituer un langage possédant la communicabilité des langues naturelles et la systématicité de la méthode
scientifique.
Ce sujet a été repris au XXe siècle par l'école du positivisme logique, qui voudrait éviter l'inconsistance
des langages ordinaires en leur préférant des langages artificiels rigoureux.
C'est contre ce courant d'idée que s'élève
Cournot..
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