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Bergson: La technique est-elle spécifiquement humaine ?

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A quelle date faisons-nous remonter l'apparition de l'homme sur la terre ? Au temps où se fabriquèrent les premières armes, les premiers outils. On n'a pas oublié la querelle mémorable qui s'éleva autour de la découverte de Boucher de Perthes dans la carrière de Moulin-Quignon. La question était de savoir si l'on avait affaire à des haches véritables ou à des fragments de silex brisés accidentellement. Mais que, si c'étaient des hachettes, on fût bien en présence d'une intelligence, et plus particulièrement de l'intelligence humaine, personne un seul instant n'en douta. Ouvrons, d'autre part, un recueil d'anecdotes sur l'intelligence des animaux. Nous verrons qu'à côté de beaucoup d'actes explicables par l'imitation, ou par l'association automatique des images, il en est que nous n'hésitons pas à déclarer intelligents ; en première ligne figurent ceux qui témoignent d'une pensée de fabrication, soit que l'animal arrive à façonner lui-même un instrument grossier, soit qu'il utilise à son profit un objet fabriqué par l'homme. Les animaux qu'on classe tout de suite après l'homme au point de vue de l'intelligence, les Singes et les Éléphants, sont ceux qui savent employer, à l'occasion, un instrument artificiel. Au-dessous d'eux, mais non pas très loin d'eux, on mettra ceux qui reconnaissent un objet fabriqué : par exemple le Renard, qui sait fort bien qu'un piège est un piège. Sans doute, il y a intelligence partout où il y a inférence ; mais l'inférence, qui consiste en un fléchissement de l'expérience passée dans le sens de l'expérience présente, est déjà un commencement d'invention. L'invention devient complète quand elle se matérialise en un instrument fabriqué. [...] En ce qui concerne l'intelligence humaine, on n'a pas assez remarqué que l'invention mécanique a d'abord été sa démarche essentielle, qu'aujourd'hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l'utilisation d'instruments artificiels, que les inventions qui en jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction.

« Le travail peut-il être élevé au rang d'une valeur? Encore faudrait-il savoir si cette valeur, il la possède en lui-même, ou si elle ne lui serait pas plutôt conférée de l'extérieur.

On peut ainsi penser qu'un travail n'a de valeur que relativement à l'intention qui l'anime ou au sens qu'on lui donne.

Ainsi en va-t-il pour le travail comme vecteur d'intégration sociale : est-ce par simple souci d'efficacité, ou afin de pouvoir contribuer à la société ? Pour soi ou pour les autres ? Mais pour que l'homme puisse donner une valeur au travail, encore faut-il qu'il puisse le reconnaître comme une activité qui lui est propre.

Sur ce plan, il est parfois difficile de distinguer le travail de l'activité instinctive de l'animal.

Sans doute le travail humain comporte-t-il une part essentielle de réflexion, d'élaboration rationnelle, de choix, d'artifice, que l'on ne reconnaît pas chez l'animal.

Mais cette différence doit sans doute être relativisée : est-elle si tranchée, si radicale ? Ne reste-t-il pas, dans le travail humain, bien des aspects instinctifs ? La division du travail n'est-elle pas déjà présente chez les animaux ? Il n'est pas sûr que ces différences soient vraiment décisives, qu'elles suffisent à distinguer le travail humain du comportement animal. L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer. Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou de sa propre nature humaine.

Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être social.

Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel cède la place au déterminisme social ou scientifique.

Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.

Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à l'efficacité ? Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini comme une activité productive.

La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par exemple la création artistique.

L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.

La technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place variable.

Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.

En ce sens, sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.

Néanmoins, à travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur ce plan technique et travail sont solidaires.

La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.

L'homme contemporain se voit donc confronté à des enjeux inédits et conséquents. On ne peut voir dans le travail une activité qui serait séparée et isolable d'un contexte social précis dans lequel il s'effectue, cette constatation valant aussi bien pour ses produits que pour les conditions dans lesquelles il s'effectue. On constate de nos jours un affaiblissement de la valeur sociale et économique du travail, qui ne semble pas tellement provenir d'une dégénérescence qui lui serait propre, comme s'il avait perdu toute utilité, mais plutôt du modèle de civilisation, de la culture moderne, en particulier la domination inconditionnelle, le règne de l'argent, dont on ne sait s'il faut y voir une cause ou un symptôme.

Ainsi la justice sociale, qui présuppose de garantir une certaine égalité d'opportunités et de moyen d'existence, se confronte aux questions de rentabilité, principalement des entreprises.

Les coûts de production eux-mêmes se heurtent aux « réalités » du marché.

Les salariés s'opposent directement aux machines susceptibles de les remplacer.

Le développement de la technique semble parfois assigné à la réalisation d'objectifs trop particuliers pour rencontrer une adhésion universelle.

Des hommes en exploitent d'autres.

L'homme accroît son pouvoir sur la nature, souvent sans souci autre que ses propres désirs et volontés.

Sont-ce là la destinée humaine, une erreur de la nature, ou des problèmes temporaires de croissance ?. »

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