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Bergson: Doit-on contrôler le progrès technique ?

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L'homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle. En d'autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l'a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d'aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération de tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu'il devrait être, dans ce qui en fait l'essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d'années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n'en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l'homme sur la planète. [...] Or, dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd'hui tant d'efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d'âme, et que la mécanique exigerait une mystique.

« L'idée de la liberté dans le travail paraît problématique, puisque celui-ci semble l'activité imposée par excellence, celle qu'on ne décide pas, ou dont on ne décide que dans des bornes très précises qu'il ne nous revient pas de fixer. Toutefois, c'est par le travail que l'homme se rend maître de la nature, qu'il s'agisse de son environnement extérieur ou de sa propre nature humaine.

Par son travail, l'homme produit des objets, et d'abord des outils qui lui permettent de transformer le monde et lui-même, dans un sens voulu par lui, si ce n'est en tant qu'individu, du moins en tant qu'être social.

Cependant, le monde de la société et le monde technique engendrent de nouvelles contraintes à leur tour, de sorte qu'il apparaît que l'homme n'échappe à une sujétion que pour entrer sous une autre : le déterminisme naturel cède la place au déterminisme social ou scientifique.

Or une contrainte n'est pas moins contraignante parce qu'elle a été choisie, ou parce qu'elle émane de nous-mêmes.

Ne sommes-nous pas aujourd'hui condamnés à la technique et à l'efficacité ? On le sait, notre monde moderne se caractérise par le développement technique inouï auquel nous serions condamnés. La technique semble du reste tellement imbriquée dans toutes nos activités, qu'elle paraît à la fois omniprésente et difficile à saisir, à isoler, spectaculaire et invisible.

Son aspect le plus frappant réside dans les machines, qui en sont la manifestation constante.

Mais le règne de la technique ne se limite nullement à la seule utilisation de machines et s'exerce dans bien d'autres domaines : en tant que procédure et savoir-faire.

Autre paradoxe : la technique est à la fois ce que nous utilisons et ce qui nous utilise, le symbole de la maîtrise comme de la soumission, de la liberté et de la servitude.

Cela non seulement parce que la technique contraint les corps, puisque en somme elle est une force, mais aussi, et peut-être davantage encore, parce que notre esprit, nos pensées, nos désirs sont suscités ou commandés par elle.

La facilité dans la vie et le travail, justification essentielle et atout majeur de la technique, ne nous prive-telle pas, par exemple, de l'effort essentiel à la constitution de notre être ? Tout travail s'applique à la transformation d'un donné, qu'il soit naturel ou artificiel, c'est pourquoi il est souvent défini comme une activité productive.

La notion de production semble toutefois réductrice, car bien des activités y échappent sans qu'on puisse si facilement les exclure de la sphère du travail, pour en faire des jeux ou des loisirs, par exemple la création artistique.

L'enseignement ou l'industrie du service en général posent un problème semblable.

La technique nous renvoie également à la sphère de la production, où l'élément intellectuel semble prendre une place variable.

Il a peut-être plus d'importance aujourd'hui, dans la mesure où techniques et sciences semblent devenir indissociables, mais de multiples tâches sont encore dotées d'un caractère répétitif et peu créatif.

En ce sens, sciences et techniques peuvent se distinguer, dans leur fonctionnement, leur nature et leur genèse.

Néanmoins, à travers leur développement, l'homme explore un nouveau rapport avec la nature et sa possible transformation, et sur ce plan technique et travail sont solidaires.

La technique, moyen d'action, volontiers conquérante, dominatrice, plus efficace que jamais, apparaît aussi comme une source de dangers et de risques, suscite des suspicions, plus ou moins bien fondées, en tant que symbole d'une volonté de puissance qui inquiète.

L'homme contemporain se voit donc confronté à des enjeux inédits et conséquents. On peut hésiter quand se pose la question de savoir si le développement technique est un facteur de libération ou d'asservissement, d'aliénation pour l'homme.

La technique opère une mise en ordre, une organisation d'un monde accordé à l'homme, si bien que son rôle ne peut être négligé dans la réalité sociale.

Elle s'accompagne, par exemple, d'une division du travail, aux conséquences sociales importantes, dont on ne sait s'il faut y voir liberté ou servitude.

Si elle engendre de fait une solidarité entre les hommes, la complexité de la technique cantonne chacun à un aspect réduit des processus, tant au travail que dans le quotidien, risquant ainsi d'éloigner l'immense majorité des citoyens des lieux de décision, abandonnés aux experts ou aux puissants.

On constate aussi que le progrès technique apparaît de plus en plus comme une puissance indépendante, dont la maîtrise ou le contrôle nous échappent, ou semblent largement illusoires, ce qui constitue une menace pour l'homme s'il voulait se définir comme un sujet autonome, producteur libre de sa propre histoire.

Subjectivement, nous vivons souvent le progrès technique sur le mode d'un désir, de consommation en particulier, qui reste pris à son propre piège et incapable de se séparer de l'objet qui le fascine.

Pouvons-nous interrompre ce progrès, le ralentir ou revenir en arrière ? Rien n'est moins certain.

Surtout dans un contexte général où la technique est un des instruments premiers de la rentabilité économique et du pouvoir. On ne peut voir dans le travail une activité qui serait séparée et isolable d'un contexte social précis dans lequel il s'effectue, cette constatation valant aussi bien pour ses produits que pour les conditions dans lesquelles il s'effectue. On constate de nos jours un affaiblissement de la valeur sociale et économique du travail, qui ne semble pas tellement provenir d'une dégénérescence qui lui serait propre, comme s'il avait perdu toute utilité, mais plutôt du modèle de civilisation, de la culture moderne, en particulier la domination inconditionnelle, le règne de l'argent, dont on ne sait s'il faut y voir une cause ou un symptôme.

Ainsi la justice sociale, qui présuppose de garantir une certaine égalité d'opportunités et de moyen d'existence, se confronte aux questions de rentabilité, principalement des entreprises.

Les coûts de production eux-mêmes se heurtent aux « réalités » du marché.

Les salariés s'opposent directement aux machines susceptibles de les remplacer.

Le développement de la technique semble parfois assigné à la réalisation d'objectifs trop particuliers pour rencontrer une adhésion universelle.

Des hommes en exploitent d'autres.

L'homme accroît son pouvoir sur la nature, souvent sans souci autre que ses propres désirs et volontés.

Sont-ce là la destinée humaine, une erreur de la nature, ou des problèmes temporaires de croissance ?. »

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