ARISTOTE et la tragédie
Extrait du document
«
Le plaisir que procure la tragédie est spécifique.
Aristote le définit ainsi : «
[...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète,
d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une
espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des
personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et
crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions.» Assaisonnement du
langage désigne la proportion variable de chants et de vers.
L'essence de la
tragédie réside dans l'action, non dans le récit, action représentée en un
temps limité.
Le plaisir résulte des émotions ressenties: crainte et pitié.
Tout
cela est clair.
Aristote mentionne la cause et les effets.
Mais sur le mécanisme de l'opération, peu de détails ! Un seul terme assez
inattendu: «purgation», catharsis.
On peut dire aussi « purification ».
Ce mot
a donné lieu à maints commentaires.
Chez Aristote lui-même, il est l'objet de
plusieurs interprétations.
On croit comprendre qu'il y a un rapport entre
l'imitation, la mimésis, et la purgation, la catharsis: devant un spectacle
représentant des actions éprouvantes, je suis enclin à ressentir les mêmes
émotions que l'on cherche à provoquer en moi.
La représentation de
sentiments violents ou oppressants, par exemple la terreur, l'effroi ou la pitié,
bien que mimés et donc fictifs, déclenche dans le public, dans la réalité, des
sentiments analogues.
Cette réaction est banale dans la vie courante; trop d'événements réels,
effrayants ou affligeants, suscitent des émotions correspondantes, par exemple, de la compassion pour les victimes.
Mais ce phénomène est plus surprenant lorsqu'il s'agit d'un spectacle créé et imaginé de toutes pièces.
Il suppose
une identification avec un personnage et non plus avec une personne.
Certes, cette identification a ses limites, car
il ne s'agit pas d'imiter, de copier ni de transposer dans la vie réelle les actions qui se déroulent sur la scène.
Et l'on
imagine mal un jeune homme, influencé par l' "Œdipe" de Sophocle, décidant de tuer son père, de commettre un
inceste avec sa mère et de se crever les yeux.
Ce transfert de la fiction à la réalité est-il toutefois tellement inconcevable? Pour nous, malheureusement non.
Mais,
pour Aristote, certainement.
En éprouvant des sentiments analogues à ceux que la tragédie provoque en moi, je me
libère du poids de ces états affectifs pendant et après le spectacle.
J'en ressors comme purgé et apaisé.
Ces
émotions préexistaient-elles en moi à l'état latent et le spectacle s'est-il contenté de les éveiller? Ou bien les a-t-il
d'un bout à l'autre provoquées? Le spectateur est-il prédisposé, par sa nature même, à réagir en fonction d'une
représentation spécialement conçue pour le troubler en des points sensibles de sa personnalité ? Aristote ne le dit
pas.
La "Poétique" ne répond pas vraiment à l'attente de la "Politique".
Aristote, là aussi, avait évoqué la catharsis,
mais uniquement à propos de la musique «Nous disons qu'on doit étudier la musique, non pas vue de l'éducation et
de la purgation - ce que nous en vue d'un avantage unique, mais de plusieurs (en nous en reparlerons plus
clairement dans un entendons par purgation, terme employé en général, traité sur la poétique - et, en troisième lieu,
en vue du divertissement, de la détente et du délassement après la tension de l'effort).
» Certes, il en reparle, mais
si peu !
En revanche, la "Politique" donne quelques précisions qu'on ne retrouve pas dans la "Poétique": à la crainte et à la
pitié s'ajoute l'«enthousiasme».
A propos de cet état d'exaltation, Aristote fait référence explicitement au sens
thérapeutique du terme: «certains individus ont une réceptivité particulière pour cette sorte d'émotions
[l'enthousiasme], et nous voyons ces gens-là, sous l'effet des chants sacrés, recouvrer leur calme comme sous
l'action d'une cure médicale ou d'une purgation.
»
Est-ce pour lui, une manière de retrouver le lieu commun selon lequel «la musique adoucit les mœurs» ? Il y a sans
doute un peu de cela, mais il faut aller plus loin dans l'interprétation.
Dans la "Politique", Aristote suggère lui-même que la catharsis concerne également la tragédie, c'est-à-dire la
vue, et non pas seulement l'écoute de ce qu'il appelle des chants éthiques, dynamiques ou exaltants.
Il n'y a pas à
s'en étonner puisque la tragédie, à l'époque, réalise une certaine forme d' «art total» harmonisant le texte, les
chœurs et la danse.
Mais, en outre, elle consiste à mettre en scène une action, une intrigue où des personnages
réels imitent des héros soumis à un destin angoissant ou pathétique.
Pensons à Œdipe.
Or la musique seule ne
figure pas; elle ne représente rien; elle laisse tout loisir à l'auditeur d'imaginer librement selon ses états d'âme, tout
comme la lecture d'un récit.
En revanche, la tragédie impose un personnage, un masque comportant des traits
définis.
Elle force en quelque sorte l'identification du spectateur appelé à devenir momentanément un «acteur
secret» dans la pièce.
Mimésis d'action et de sentiments réels, la tragédie concentre la réalité dans le temps et
dans l'espace, elle l'exagère et pousse les passions à leur paroxysme afin d'éclairer le public sur les conséquences
éventuelles de ses actes: voyez ce qu'il adviendrait, si d'aventure l'envie vous prenait d'imiter réellement ces
malheureuses victimes de la fatalité !
Le remède n'est-il pas pire que le mal ? Un spectacle apaisant ne serait-il pas plus propice à la sérénité, au retour à
l'équilibre? Aristote ne se pose pas la question.
Sa «cure médicale» (Bossuet) est homéopathique: on soigne le mal
par le mal, les passions excessives par l'excès d'émotions.
Cette interprétation n'est pas vraiment abusive.
Le texte d'Aristote la suggère; elle fut notamment celle de tout le
classicisme français, soucieux d'assigner au théâtre une fonction morale, voire moralisatrice.
Mais de l'éthique au politique, il n'y a parfois qu'un pas.
La "Politique" d'Aristote se fonde sur sa philosophie de la
tempérance, de la modération, du juste milieu.
Sa volonté de restaurer la tragédie en déclin, de renouer avec la
tradition des grands spectacles qui contribuèrent à la gloire d'Athènes au Ve siècle, n'est sans doute pas exempte
d'intentions politiques et sociales: permettre à la cité de vivre en paix et assurer au citoyen le bonheur d'une vie.
»
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