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Alain

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Je nommerai affection, selon l'usage, tout ce qui nous intéresse par quelque degré de plaisir ou de peine. Et, en tout ce que j'ai voulu expliquer dans les préparations qu'on a lues plus haut, je me suis référé à des degrés des affections. J'en veux maintenant nommer quelques-unes. La passion est un degré moyen, où peut-être on ne reste pas : par exemple, la passion religieuse est un état violent où l'on ne sait plus régler l'amour, la haine, la crainte, l'espoir ni même les pensées qui en sont l'accompagnement. La passion est toujours malheureuse: elle ne se repose qu'au degré inférieur, ou bien au supérieur. Le degré inférieur est sans pensées : il consiste dans des mouvements, ou des transes, ou seulement des frissons, ou seulement une inquiétude qui va à l'anxiété, et qui résulte directement d'un événement ou d'une situation. Souvent c'est une secousse, quelquefois une insinuation de tristesse ou même de bonheur; dans tous les cas nous nous sentons déportés de notre être ordinaire, et l'émotion est le mot qui désigne le mieux ces événements de nous-mêmes. Sur quoi la passion se forme, dès que nous nous avisons de nous souvenir, de prévoir, et en un mot, de penser à nos émotions. C'est ainsi que de la peur on passera à la crainte et à l'espoir, qui ne consistent peut-être qu'en une prévision de la peur et en hésitations sur les remèdes. Et je veux que l'on porte la plus grande attention à cette peur de la peur, qui est assurément dans toutes les passions, et le principal dans beaucoup. Il y faudra revenir. Quant au degré supérieur, où nous nous sauvons de la passion, et où nous recherchons, réglons et offrons nos émotions, il le faut nommer sentiment; mais cette forte expression veut être expliquée. On dit que l'on perd le sentiment, lorsqu'on ne sait plus que l'on existe; et cela nous avertit que le sentiment est un état qu'on risque de perdre, mais c'est aussi l'état d'où l'on juge les degrés inférieurs qui d'eux-mêmes retombent si bas qu'on n'en sait plus rien. Alain

« Cette « précieuse série », émotion-passion-sentiment, comme la qualifie Alain, est sans doute une des parties à la fois les plus originales et les plus profondes de son oeuvre.

Quant à la méthode directe qui l'anime, elle procède de diverses influences qui s'y composent en une synthèse très personnelle.

On y retrouve l'idée de série, qu'il doit à Auguste Comte, comme celle de la hiérarchie des sciences par exemple, l'analyse réflexive qui commande chez son maître Lagneau l'étude de la perception et qu'Alain applique à la notion d'affection, enfin une dialectique de type hégélien. Voici un exemple de ces séries qu'Alain se plaisait à construire dans son enseignement : jeu art - travail.

ll y a du jeu dans l'art, mais l'art n'est pas un jeu; il y a du travail dans l'art, mais l'art n'est pas travail.

De même, il y a de l'émotion dans la passion et de la passion dans le sentiment, chacune de ces affections restant toutefois distincte des autres, mais il y a, d'un degré à l'autre de ces affections, une ascension possible vers le plus haut de l'homme. C'est surtout la méthode réflexive que nous retiendrons, en nous appuyant sur des notes personnelles prises à un cours d'Alain en 1925.

Elle se fonde essentiellement sur deux principes : d'une part, l'inférieur porte et précède le supérieur; d'autre part, l'inférieur n'est connu et ne s'explique que par le supérieur.

Si nous considérons maintenant une affection, nous y distinguerons, en allant de l'inférieur au supérieur, l'émotion, la passion et le sentiment. Examinons ces trois degrés. L'émotion est la matière des passions et des sentiments.

C'est en nous un choc cosmique, lié aux vicissitudes de l'existence et aux mouvements de notre corps, passager, subi et involontaire, car comment pourrait-on se donner une émotion? En ce cas, ce principe que l'inférieur porte le supérieur signifie que l'homme a une nature et que sa vie la plus haute repose sur cette nature.

ll n'y a pas de passion ni de sentiment sans émotion.

Si l'amour n'était pas d'abord une émotion insupportable, il n'y aurait pas d'amour comme il n'y aurait pas de courage s'il n'y avait pas de peur à surmonter. L'inférieur, d'un autre côté, précède le supérieur en ce sens que tant que l'ensemble du corps n'a pas été mis en alerte, il n'y a pas de conscience.

La nature commence toujours; la pensée et le sentiment suivent.

Le mouvement corporel précède toujours l'émotion et la peur ne provient pas d'un raisonnement. ll en est de même de la passion.

Elle est durable, obsédante, contradictoire, car elle est à la fois désirée et redoutée, nous enchaînant à un ordre déterminé dont nous nous sentons l'esclave et auquel nous voudrions n'être pas asservis.

On se jette dans la passion.

L'idée confuse de fatalité, jointe à des émotions dont on n'est pas maître, précipite dans une action aveugle à tout risque : les dés sont jetés, car il y a une sorte de jeu en toute passion. Au degré supérieur, on atteint le sentiment.

Cette dialectique est ascendante mais elle peut être aussi descendante.

Si la passion ne s'élève pas.

au sentiment, elle retombe à l'émotion.

La passion n'est pas, elle devient toujours.

Entre l'émotion et le sentiment la passion cherche sa place et ce balancement est justement la passion.

Mais il est vrai également de l'émotion qui, si elle ne s'élève pas à la passion, n'est plus que mouvement physiologique, convulsion, tremblement, fuite, etc. Le second principe est encore plus caractéristique de l'analyse réflexive.

L'émotion et la passion ne prennent sens qu'au niveau du sentiment.

Les émotions non encore nommées sont ambiguës jusqu'à ceci qu'on ne sait parfois, par exemple, si l'on éprouve de l'amour ou de la haine.

Et cette ambiguïté ne prend forme que par la réflexion.

On peut être avare sans le savoir, voire se croire généreux.

La jalousie étreint Othello, mais c'est nous spectateur qui le savons jaloux.

C'est l'avenir qui dira ce qui se passe entre deux amants dans la première rencontre et qui donnera sens à l'affection par le développement. C'est le développé qui explique l'enveloppé; c'est le supérieur qui explique l'inférieur.

Sentir, c'est savoir qu'on sent.

La conscience est toujours rétrospective.

Tant que l'affection n'entre pas dans le temple de la réflexion, elle n'accède pas à la conscience.

L'émotion est subie et passive; la passion est subie et jugée à la fois; dans le sentiment, tout est éclairé et aussi dominé, orienté selon notre volonté.

Le sentir supérieur suppose un double sentir, celui de l'obstacle, de la chose, de l'extérieur et celui de la puissance humaine, du sublime ou du surnaturel.

Le sentir est reprise de l'être sur soi et conscience de la liberté conquise ou reconquise.

Mais ce qui est supprimé est conservé, et nous retrouvons ici quelque chose de la dialectique hégélienne.

Ce qui fait la force d'un grand sentiment, amour, art, religion, c'est cette part essentielle d'émotion et de passion qu'il incorpore, qu'il ne cesse de dépasser mais qui le revivifie. "Je nommerai affection, selon l'usage, tout ce qui nous intéresse par quelque degré de plaisir ou de peine.

Et, en tout ce que j'ai voulu expliquer dans les préparations qu'on a lues plus haut, je me suis référé à des degrés des affections.

J'en veux maintenant nommer quelques-unes.

La passion est un degré moyen, où peut-être on ne reste pas : par exemple, la passion religieuse est un état violent où l'on ne sait plus régler l'amour, la haine, la crainte, l'espoir ni même les pensées qui en sont l'accompagnement.

La passion est toujours malheureuse: elle ne se repose qu'au degré inférieur, ou bien au supérieur.

Le degré inférieur est sans pensées : il consiste dans des mouvements, ou des transes, ou seulement des frissons, ou seulement une inquiétude qui va à l'anxiété, et qui résulte directement d'un événement ou d'une situation.

Souvent c'est une secousse, quelquefois une insinuation de tristesse ou même de bonheur; dans tous les cas nous nous sentons déportés de notre être ordinaire, et l'émotion est le mot qui désigne le mieux ces événements de nous-mêmes.

Sur quoi la passion se forme, dès que nous nous avisons de nous souvenir, de prévoir, et en un mot, de penser à nos émotions.

C'est ainsi que de la peur on passera à la crainte et à l'espoir, qui ne consistent peut-être qu'en une prévision de la peur et en hésitations sur les remèdes.

Et je veux que l'on porte la plus grande attention à cette peur de la peur, qui est assurément dans toutes les passions, et le principal dans beaucoup.

Il y faudra revenir.

Quant au degré supérieur, où nous nous sauvons de la passion, et où nous recherchons, réglons et offrons nos émotions, il le faut nommer sentiment; mais cette forte expression veut être expliquée. On dit que l'on perd le sentiment, lorsqu'on ne sait plus que l'on existe; et cela nous avertit que le sentiment est un état qu'on risque de perdre, mais c'est aussi l'état d'où l'on juge les degrés inférieurs qui d'eux-mêmes retombent si bas qu'on n'en sait plus rien.". »

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