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Alain

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Il y a longtemps que je suis las d'entendre dire que l'un est intelligent et l'autre non. Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits. Quel est l'homme, aussi médiocre qu'on le juge, qui ne se rendra maître de la géométrie, s'il va par ordre et ne se rebute point? De la géométrie aux plus hautes recherches et aux plus ardues, le passage est le même que de l'imagination errante à la géométrie : les difficultés sont les mêmes ; insurmontables pour l'impatient, nulles pour qui a patience et n'en considère qu'une à la fois. De l'invention en ces sciences, et de ce qu'on nomme le génie, il me suffit de dire qu'on n'en voit les effets qu'après de longs travaux; et si un homme n'a rien inventé, je ne puis donc savoir si c'est seulement qu'il ne l'a pas voulu. Ce même homme qui a reculé devant le froid visage de la géométrie, je le retrouve vingt ans après, en un métier qu'il a choisi et suivi, et je le vois assez intelligent en ce qu'il a pratiqué ; et d'autres, qui veulent improviser avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu'ils soient raisonnables et maîtres en d'autres choses. Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu'ils ne veulent point regarder avant de se prononcer. D'où m'est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu'il veut. Alain

« « Il y a longtemps que je suis las d'entendre dire que l'un est intelligent et l'autre non.

Je suis effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits.

Quel est l'homme, aussi médiocre qu'on le juge, qui ne se rendra maître de la géométrie, s'il va par ordre et ne se rebute point? De la géométrie aux plus hautes recherches et aux plus ardues, le passage est le même que de l'imagination errante à la géométrie : les difficultés sont les mêmes ; insurmontables pour l'impatient, nulles pour qui a patience et n'en considère qu'une à la fois.

De l'invention en ces sciences, et de ce qu'on nomme le génie, il me suffit de dire qu'on n'en voit les effets qu'après de longs travaux; et si un homme n'a rien inventé, je ne puis donc savoir si c'est seulement qu'il ne l'a pas voulu.

Ce même homme qui a reculé devant le froid visage de la géométrie, je le retrouve vingt ans après, en un métier qu'il a choisi et suivi, et je le vois assez intelligent en ce qu'il a pratiqué ; et d'autres, qui veulent improviser avant un travail suffisant, disent des sottises en cela, quoiqu'ils soient raisonnables et maîtres en d'autres choses.

Tous, je les vois sots surabondamment en des questions de bon sens, parce qu'ils ne veulent point regarder avant de se prononcer.

D'où m'est venue cette idée que chacun est juste aussi intelligent qu'il veut.» ALAIN. Un constat (on juge les esprits) C'est une simple observation – nous pourrions la faire nous aussi – qui provoque la réflexion d'Alain.

Le philosophe remarque, en effet, qu'on a coutume de «juger les esprits», d'affirmer que « l'un est intelligent et l'autre non» .

Voilà ce qu'on entend dire.

Voilà aussi qui pose problème.

Alain s'interroge sur le sens de ces appréciations.

Commençons par étudier sa position. Réaction devant ce fait: l'agacement La première réaction du philosophe devant ces jugements semble curieusement peu philosophique.

Il est « las », il est « effrayé »...

Fatigue, dégoût, agacement ou inquiétude ne sont pas encore des arguments philosophiques.

Mais Alain fonde sa réaction, il la justifie très méthodiquement tout au long du texte. Première justification : juger les esprits est une sottise Il écrit en effet qu'il est « effrayé, comme de la pire sottise, de cette légèreté à juger les esprits ».

Le jugement qui distribue l'intelligence est superficiel.

C'est même une sottise, qui agace le philosophe et fait qu'il ironise: les véritables sots ne sont pas toujours ceux qu'on croit; c'est en jugeant d'une certaine façon de l'absence ou de la présence de l'intelligence chez un homme qu'on fait réellement preuve de sottise.

De quelle façon ? La sottise apparaît à certaines conditions, qui sont exposées à la fin du texte : « Disent des sottises », ceux qui « veulent improviser avant un travail suffisant».

Ou encore ceux qui « ne veulent pas regarder avant de se prononcer».

Il y a sottise chaque fois qu'on énonce un jugement avant d'avoir réfléchi, sans avoir examiné tous les éléments d'un problème.

Toute sottise est ainsi préjugé.

On comprend qu'elle ne soit pas l'apanage de certains êtres inintelligents, mais une possibilité universelle : tous les hommes, même ceux qu'on dit intelligents, sont capables de sottises, dès qu'ils jugent avant d'examiner. «Juger les esprits», par exemple, est précisément une sottise dans la mesure où c'est affirmer que l'intelligence appartient (ou non) à un être avant d'avoir examiné la nature réelle de l'intelligence.

Tel est le préjugé, qui ne peut qu'indisposer le philosophe. Seconde justification : nature véritable de l'esprit intelligent Qu'est-ce donc qu'être intelligent ? La réponse d'Alain à cette question, parce qu'elle interdit une certaine façon de juger les esprits, permet de mieux comprendre et justifier son mouvement d'humeur.

Étudions cette réponse. Un exemple paradoxal Alain commence par proposer une situation exemplaire à ses yeux.

Soit un homme, « aussi médiocre qu'on le juge », un être dont l'opinion préjugerait donc qu'il est inintelligent.

Cet homme, Alain affirme qu'il peut « se rendre maître de la géométrie».

L'intelligence de cette discipline, d'ordinaire, est réservée, dit-on, à des esprits supérieurs ou doués. L'exemple est donc surprenant.

Mais c'est qu'Alain précise aussitôt les conditions d'une intelligence et de toute intelligence. Première condition : l'ordre L'intelligence requiert d'abord qu'on aille «par ordre».

La géométrie n'est pas incompréhensible si l'on ne «considère qu'une (difficulté) à la fois», si l'on isole les différents moments d'une démonstration et si l'on passe d'un point bien déterminé à un autre, également bien déterminé, en opérant de façon tout à fait logique. À ce cheminement de l'intelligence géométrique, Alain oppose l'« imagination errante».

Celle-ci, c'est en somme l'esprit. »

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